Un Monstre
Hugel se mit soudain à hurler, brisant le silence oppressant qui pesait sur nous. “Il faut partir ! On va être gazés !” Elle répétait cette phrase sans cesse, le visage déformé par la terreur. Ses yeux affolés ne voyaient plus que la menace omniprésente, et il fut impossible de la raisonner. Elle s’élança, comme une bête traquée, courant à rebrousse-chemin. Elle avait perdu pied, ses nerfs lâchés sous la pression insupportable.
Pressis, réactif, la rattrapa in extremis, la prenant par les épaules, tentant de la calmer. Dans un dernier effort de lucidité, il lui parla doucement, mais avec fermeté, lui rappelant l’importance de notre mission. Il parvint à apaiser temporairement la folie qui menaçait de la submerger. Un calme relatif s’installa à nouveau, mais chacun savait que ce ne serait que de courte durée.
Dans la brume, chaque particule semblait se fondre lentement dans l’autre, comme une marée inexorable qui montait, étouffante. Une forme commençait à émerger, mais elle n’était qu’une ombre à peine esquissée, mouvante, presque liquide. Le silence qui nous entourait était total, lourd, à peine troublé par le murmure lointain des voix s’échappant de la statue grotesque. Chacun de nous retenait son souffle, sentant dans l’air une tension palpable, une angoisse grandissante qui se nourrissait de l’incertitude.

Cette silhouette dans la brume se tordait, s’étirait, gagnant en consistance à mesure qu’elle approchait, comme si la noirceur elle-même lui donnait naissance. Nous l’avions tous pressenti, une certitude s’était installée dans nos cœurs : le comte Fénalik arrivait. Il n’était plus un fantôme tapi dans les ténèbres, mais une menace tangible, immanente.
Les voix obsédantes, ces gémissements dissonants qui nous harcelaient depuis notre arrivée, redoublaient d’intensité. Elles s’infiltraient dans nos esprits, nouaient des liens invisibles avec nos pensées les plus sombres. Ces plaintes obscènes, charriant avec elles une souffrance sans nom, se répandaient comme un venin, nous entraînant lentement mais sûrement vers une terreur primitive. Chaque note, chaque souffle, nous rapprochait un peu plus des confins de la folie.
Le comte approchait, mais il prenait son temps, savourant cette atmosphère oppressante qu’il semblait contrôler. Nos nerfs, déjà à vif, menaçaient de céder sous le poids de l’attente. Cette silhouette, floue encore, semblait se mouvoir à contre-courant du monde réel, comme un mirage, mais l’angoisse qu’elle inspirait était bien réelle. Le temps s’étirait, chaque seconde était une éternité suspendue dans l’air suffocant de la cave.
Les gémissements devinrent un chœur, une mélopée perverse qui semblait se jouer de nous, une incantation macabre qui nous plongeait un peu plus dans la terreur. Nous étions piégés, pris dans une danse morbide où douleur et jouissance s’entremêlaient de façon grotesque, insupportable. Le spectre de la folie planait au-dessus de nous, prêt à nous happer.
Dupois et moi, le sang battant dans nos tempes, la tension à son comble, prîmes une décision. L’adrénaline coulait à flots dans nos veines, rendant chaque mouvement plus urgent, chaque pensée plus viscérale. Sans un mot, nous nous jetâmes sur la statue immonde qui trônait devant nous, cette abjecte caricature de l’humanité, comme si elle-même se nourrissait de la terreur ambiante. Mais à peine avions-nous franchi quelques pas que la brume noire, dense et suffocante, nous enveloppa. Elle s’infiltrait dans nos narines, lourde de promesses empoisonnées. L’air devint irrespirable, nauséabond, chargé d’une pourriture invisible.
Dupois, pris au dépourvu, eut à peine le temps de respirer avant d’inhaler à pleins poumons cette vapeur pestilentielle. Ses poumons rejetèrent la fumée dans une toux atroce. Courbé en deux, son corps se tordait sous la douleur, impuissant, incapable de se relever ou de poursuivre. Mais je ne pouvais m’arrêter. Pas maintenant. La rage sourde montait en moi, et d’un coup sec, je rassemblai toute ma force pour frapper la statue. Le choc fut brutal, résonnant à travers mes os, mais elle tint bon, indifférente à mes assauts. Pourtant, un craquement sourd, venu des profondeurs de la pierre, résonna dans la pièce. Un signe. Elle faiblissait.
À côté de moi, le sergent Renaut, imperturbable malgré l’horreur, leva son sabre, visant la silhouette floue qui se dessinait peu à peu dans la brume. Il abattit la lame avec force, mais comme une ombre, Fénalik laissa l’acier le traverser sans aucune résistance. L’épée fendit l’air, inutile. Le sergent, le visage blême, recula d’un pas, ses yeux écarquillés par l’incompréhension. Comment combattre quelque chose qui défie la matière elle-même ?
Babin, avec toute la force désespérée qui le caractérisait, se rua à son tour, brandissant sa hache de sapeur. Il frappait la brume, l’air, l’obscurité elle-même, mais ses coups ne trouvaient aucune cible tangible. La peur commençait à se lire dans ses yeux, alors que l’ombre de Fénalik s’épaississait, prenant peu à peu une forme humaine, comme un cauchemar s’éveillant. Hugel, toujours figée, incapable de détacher ses yeux de l’horrible scène, paraissait comme paralysée, son corps tremblant sous l’effet d’une terreur que rien ne pouvait plus contenir.
Et puis, enfin, la brume acheva son œuvre. Là, devant nous, se tenait le comte Fénalik, enveloppé d’ombres, un sourire cruel sur ses lèvres. Une aura malsaine émanait de lui, froide et suffocante. Le sergent Renaut, toujours fidèle à son devoir, tenta une nouvelle attaque. Son sabre fendit l’air une nouvelle fois, avec toute la force qu’il pouvait encore rassembler. Mais comme avant, la lame ne fit qu’effleurer la surface de son être, traversant ce corps immatériel sans le blesser.

Un rire s’échappa alors de la gorge du comte. Un rire grave, profond, comme venu d’un autre monde, terrifiant et inhumain. Ce son s’ajouta aux gémissements macabres qui provenaient toujours de la statue, créant un orchestre de cauchemars, une cacophonie insupportable qui résonnait dans nos têtes, perçant nos esprits. La folie rôdait à chaque coin de la pièce, et sous son regard glacial, nous pouvions sentir qu’elle n’était qu’à un souffle de nous.
Et c’est à ce moment-là que Babin, fou de courage ou de terreur, se dressa face à Fénalik. Leurs regards se croisèrent. L’air sembla se figer, se durcir entre eux, comme si une lutte invisible mais d’une violence inouïe venait de s’engager. Esprit contre esprit, volonté contre volonté. Le silence fut total, étouffant, un instant suspendu dans le temps. Puis, sans avertissement, Babin tourna brutalement sa hache, non pas contre le comte, mais contre Hugel. Dans un coup d’une violence inouïe, il tenta de l’abattre, comme un pantin sous l’emprise d’une force invisible.
Hugel, dans un réflexe de survie, esquiva de justesse le coup qui aurait dû la tuer. Son visage, blême, déformé par la peur, était un miroir de ce que nous ressentions tous. Le chaos s’installa, total, indescriptible. Mon cœur battait à un rythme frénétique, chaque souffle devenant un combat. Mais je ne pouvais abandonner. Pas après être allé aussi loin. Dans une rage désespérée, je rassemblai mes forces une dernière fois, bandant chaque muscle, et je frappai la statue une nouvelle fois. La pierre résonna, vibrante sous l’impact, avant de céder enfin.
Dans un fracas assourdissant, elle s’effondra, le bruit se répercutant contre les murs de la cave. Un bras se détacha, s’écrasant au sol avant d’exploser en mille morceaux. Et c’est là que le cri de Fénalik changea. Ce n’était plus un rire cruel, mais un hurlement de douleur, terrible, presque animal. La douleur traversa l’air, tangible. Enfin, quelque chose l’avait blessé. Ses membres commencèrent à se tordre, se disloquant dans des angles impossibles, défiant la réalité. La vision était insoutenable, ébranlant nos esprits déjà au bord de la folie.
Le sergent Renaut, dans un éclair de lucidité, plongea la main dans sa poche et en sortit la poudre du docteur Rigaut. Un mélange d’ail et de plantes, supposé être la dernière arme contre cette créature. Il souffla la poudre en direction du comte, et l’effet fut immédiat. Fénalik poussa un cri encore plus atroce, son corps se contorsionnant sous l’effet de la douleur.
Mais alors que je m’apprêtais à porter un coup décisif sur la statue, mes poumons, pleins de cette fumée maudite, me lâchèrent. Une toux violente me paralysa, me laissant incapable de frapper, tandis que Babin, lui aussi frappé par une crise similaire, relâchait Hugel. L’air était devenu irrespirable, chargé de terreur et de mort. La folie rampait plus près, prête à nous engloutir.
La brume commença enfin à se dissiper, lentement, comme si elle reculait à contrecœur, chassée par une force invisible. Les volutes noires se dérobaient, révélant peu à peu les contours du monde que nous avions presque oublié. Chaque particule de cette vapeur lourde semblait s’évaporer sous la souffrance du comte Fénalik, son corps tordu par des angles impossibles. Peut-être que, finalement, nous avions trouvé une faille.
L’espoir, fragile et ténu, se glissait en nous, hésitant, comme une lueur vacillante au bout d’un tunnel interminable. Babin, sentant lui aussi cette opportunité, saisit sa hache de sapeur avec une détermination renouvelée. Ses mouvements étaient plus assurés, moins en proie à cette lutte intérieure contre la volonté maléfique de Fénalik. La hache s’abattit, une fois, puis encore. Le cou du comte, toujours plus entamé, laissait apparaître une fente grotesque, comme si la chair elle-même refusait de se séparer.
À chaque coup de Babin, la brume reculait davantage, fuyant cette scène grotesque comme si la douleur du comte la poussait à s’évanouir. Autour de nous, le silence commençait à s’imposer, cette cacophonie de voix et de gémissements se taisait enfin. Les murmures obsédants qui avaient harcelé nos esprits semblaient perdre leur pouvoir, s’effaçant peu à peu dans l’air.
Le sommet de la tension était là, palpable, chaque coup de hache marquant une étape dans cette lutte désespérée. Puis, enfin, la brume se dissipa totalement, laissant place à un silence glacial, interrompu seulement par nos respirations haletantes.
Mais alors que nous commencions à croire que cette horreur prenait fin, qu’une délivrance se profilait, une voix puissante rugit derrière nous, brisant ce fragile espoir :
« Je le veux vivant ! Ne touchez plus à rien ! »
C’était le capitaine.
Nos esprits, vacillants, furent brutalement arrachés à l’horreur surnaturelle pour être plongés dans une autre, tout aussi cruelle : celle des lois de notre époque. Le soulagement qui avait commencé à nous envahir, alors que la brume reculait et que la souffrance de Fénalik se matérialisait, fut subitement balayé. Nous avions été si proches d’en finir, si proches de briser définitivement ce cauchemar. Mais la voix du capitaine, autoritaire et implacable, nous ramena à la dure réalité.
Un dilemme insupportable se dressait devant nous : achever cette créature qui avait joué avec nos esprits, notre santé mentale, qui avait torturé et tué, ou obéir à l’ordre et laisser cette abomination vivre… simplement parce qu’il portait un titre. La frustration, l’angoisse et la colère montèrent en nous comme une vague écrasante. Comment étions-nous censés laisser un tel monstre continuer d’exister ? Chaque fibre de nos corps réclamait vengeance, justice, la fin de cette folie.
Et pourtant, nous savions ce qu’impliquait cet ordre. Fénalik, aussi monstrueux soit-il, restait un noble. En cette époque où la noblesse régnait sur les lois, tuer un aristocrate, même une créature comme lui, pourrait signer notre arrêt de mort. Le poids de la réalité sociale, des conséquences, s’abattait sur nous avec une froideur implacable. L’idée de se retrouver au pied de l’échafaud, d’échanger une horreur contre une autre, nous paralysait autant que la présence même de Fénalik.
Sous les injonctions du capitaine, nos corps agissaient malgré nous, presque mécaniquement. Nous maîtrisâmes Fénalik, liant ses membres de chaînes, tentant de le contraindre. Mais la peur ne disparaissait pas. Car sous nos yeux ébahis, une nouvelle horreur se déroulait : la tête du comte, cette tête que nous avions presque arrachée, se rattacha lentement à son corps. La chair se reformait, insensible à nos coups, à nos efforts, défiant les lois mêmes de la nature. Cette vision, cette impossibilité, ajoutait à notre désespoir. Ce monstre, que nous ne pouvions tuer, restait là, invulnérable à nos armes comme à nos lois.
Et pourtant, nous obéissions.
D’un geste rapide et tremblant, nous recouvrîmes la tête du comte Fénalik d’un sac, comme si cette simple action pouvait éclipser les horreurs que nous venions de vivre. Le sac se déposa sur le visage du comte avec une lenteur cruelle, chaque mouvement accentuant notre malaise. Alors que le tissu obscur masquait son visage, ses contours déformés et ses traits détestables restaient gravés dans nos esprits comme une marque indélébile. Le sac, aussi épais soit-il, ne pouvait effacer la vision cauchemardesque de son regard impassible, de sa bouche tordue par un sourire cruel et malfaisant.
Le silence tomba autour de nous, pesant comme une chape de plomb. Le comte, désormais caché aux yeux mais toujours présent dans notre esprit, semblait défier notre tentative d’évasion. L’ombre de sa présence s’étendait encore dans la pièce, une menace insidieuse qui semblait vibrer au rythme de nos battements de cœur accélérés. Même sous le sac, nous ne pouvions nous défaire de la sensation terrifiante que tout pourrait recommencer, que le cauchemar n’était peut-être pas terminé.
Nos esprits, ébranlés, vacillants, se heurtaient à la terrible réalité : le comte Fénalik était aux arrêts, oui, mais à quel prix ? La seule pensée que cette abomination puisse se libérer un jour, ou que ses pouvoirs puissent encore nous hanter, nous glaçait le sang. Nous avions peine à croire que ce spectacle horrifiant se terminerait ainsi. Le procès qui pourrait suivre, loin d’apporter la justice ou la fin de ce tourment, ne ferait probablement que souligner l’absurdité de la situation. Comment pourrait-on juger un être aussi corrompu, une créature d’une telle cruauté ? Les lois humaines semblaient dérisoires face à une telle monstruosité.
Marqués à jamais, nous n’étions pas encore complètement perdus dans la folie, mais chaque instant passé en présence de cette créature nous avait définitivement changés. Les visages des hommes de l’équipe, pâles et hantés, témoignaient de notre expérience traumatisante. Nous étions désormais liés par cette horreur, par l’ombre persistante du comte Fénalik, dont la présence continuait de nous hanter malgré le sac qui le couvrait. Le soulagement était là, fragile et incertain, face à une menace qui pourrait se réveiller à tout instant, une ombre permanente sur notre chemin.
Le comte était aux arrêts, mais son pouvoir et sa monstruosité n’avaient pas fini de nous hanter. Nos esprits, déjà éprouvés par l’horreur, restaient suspendus à la menace d’une résurgence, comme si, sous ce sac, il attendait simplement le moment de nous rappeler que rien n’était vraiment terminé.