Novembre 2012
Je suis assis dans cette pièce exiguë, où l’air stagne et s’emplit d’une lourdeur oppressante. Les rideaux sont tirés, mais les ténèbres qui m’entourent semblent plus denses qu’une simple absence de lumière. Cela fait des années que j’hésite à écrire ces mots, et pourtant, je le fais aujourd’hui, comme un condamné graverait ses dernières pensées dans la pierre avant l’inéluctable. Mon nom est Gilles Beaumain. Je suis le dernier dépositaire d’une histoire qui défie la raison et ronge l’âme, une histoire que ma famille a soigneusement consignée à travers les âges, comme pour contenir un mal prêt à s’échapper.

Je dois vous prévenir : ce que vous allez lire n’est pas une simple collection de récits anciens. Ce sont des fragments d’une vérité insoutenable, une vérité qui a brisé la raison de mes ancêtres et menace désormais la mienne. Depuis des années, je collecte, assemble, et tente de donner un sens à des fragments d’écrits poussiéreux, des journaux rédigés par mes ancêtres et transmis de génération en génération. Ces pages, bien que jaunies et abîmées par le temps, contiennent une histoire si monstrueuse, si indicible, qu’elle a ébranlé non seulement mes croyances, mais aussi les fondations mêmes de mon être. Leur contenu défie toute logique, annihile toute notion de réalité, et ouvre une porte béante sur l’abîme insondable de la folie.
Les premiers écrits que j’ai retrouvés datent de 1789, au cœur d’une France secouée par les premières convulsions de la Révolution. Un de mes ancêtre, le soldat Beaumain, faisait alors partie de la troupe du sergent Renault. À ses côtés se trouvaient Hugel, un Breton pieux rongé par ses propres démons ; Pressi, un romantique épris d’un amour impossible ; Dupois, un homme bourru mais au cœur d’or ; et Babin, un père usé par la guerre et les sacrifices. Ensemble, ils traversèrent des événements historiques d’une portée inimaginable : le Serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille… Mais en parallèle de ces soulèvements glorieux, des ombres plus profondes s’agitaient. Des ombres qu’aucun cri de liberté ne pouvait dissiper.
Ces ténèbres se cristallisèrent dans la figure du comte Fénalik, un aristocrate dont les actes abjects et l’aura maléfique défiaient toute compréhension humaine. Ce nom maudit traverse les pages de mes archives familiales tel un écho morbide, chargé d’une horreur indicible. Vampire est le terme que nos légendes modernes emploieraient pour le décrire, mais je crains que cette étiquette ne suffise pas à capturer l’essence de son mal. Fénalik était bien plus qu’un monstre : il était une ombre vivante, une cicatrice ouverte dans le tissu même de la réalité.


Après son arrestation, on aurait pu croire que l’histoire touchait à sa fin. Mais ce n’était que le commencement. En 1794, alors que la Terreur ravageait la France, un autre nom fit son apparition dans les journaux : le docteur Rigaut. Jadis allié de Beaumain, Rigaut bascula dans une quête de savoir et de puissance qui le conduisit à embrasser l’horreur incarnée. Les écrits de mes ancêtres mentionnent des rituels innommables et des murmures adressés à une entité cosmique que nos esprits frêles ne peuvent appréhender : Azathoth.
Le premier texte que je vais vous dévoiler remonte au 4 juin 1794, quatre jours avant ce que les journaux de mes aïeuls décrivent comme une apocalypse imminente orchestrée par Rigaut. Après une nuit de terreur où l’indicible s’est frayé un chemin dans le cœur des hommes, Beaumain et sa troupe trouvèrent un allié improbable en la personne d’une goule. Oui, une goule, cette créature que Lovecraft lui-même aurait décrite comme un simulacre grotesque d’humanité, un être blafard et famélique issu des profondeurs de nos pires cauchemars. Leur pacte avec cette abomination fut scellé dans le désespoir, car seuls les damnés peuvent parfois lutter contre d’autres damnés.
Vous lirez les mots de mes ancêtres tels qu’ils les ont écrits. Je n’ai rien modifié, rien embelli, rien adouci. Car il ne s’agit pas ici d’une œuvre de fiction, mais du témoignage brut de ceux qui ont vu l’indicible et en sont revenus brisés.
Aujourd’hui, alors que je rassemble ces fragments, je sens l’étreinte glaciale de la folie resserrer son emprise sur moi. J’ai lu, relu, et reconstitué ces écrits au prix de ma santé mentale. Ces pages, dont l’odeur d’ancienneté semble se mêler à un parfum plus insidieux, contiennent une vérité si dérangeante que je ne peux garantir quiconque d’en sortir indemne. Pourtant, je les publie, car le poids de cette connaissance est trop lourd à porter seul.
Je dois vous avertir : le chemin que vous vous apprêtez à emprunter est dangereux. Comme Lovecraft l’a écrit, il est des vérités que l’esprit humain ne devrait jamais effleurer, des abîmes que nul ne peut contempler sans perdre son âme. si vous poursuivez votre lecture, vous entamerez un voyage vers les abysses. Une route semée de révélations atroces et de vérités que l’esprit humain n’est pas conçu pour affronter. Peut-être trouverez vous un sens là où je n’ai trouvé que l’effroi.
Je vous laisse ces mots, dernier vestige d’une lucidité vacillante. Lisez, si vous l’osez, mais sachez que la folie est le tribut inévitable de cette quête.
Gilles Beaumain, 2012.