18 novembre 1893, 15h00 – Résidence Demir, Galata
L’après-midi s’étire dans le salon ottoman de la famille Demir comme une éternité suspendue entre l’espoir et l’angoisse. Les rayons obliques du soleil stambouliote filtrent à travers les moucharabiehs finement sculptés, projetant sur les tapis persans des motifs géométriques qui dansent au rythme de nos préoccupations. L’air est saturé du parfum délicat de l’encens et du thé à la bergamote, mais cette douceur orientale ne parvient pas à masquer la tension qui électrise notre assemblée.
Le professeur Hamed Demir, malgré sa blessure récente qui le fait grimacer à chaque mouvement, arpente le salon avec cette énergie nerveuse que confère l’impuissance face au malheur. Sa stature imposante, rehaussée par le port altier que lui donne sa prestance naturelle, domine notre petit groupe rassemblé autour de la question cruciale qui nous obsède tous : comment récupérer le jeune Barlas des griffes de Nisra et de ses cultistes ?
Nos débats, entamés dès notre arrivée matinale dans cette demeure qui respire l’érudition et la prospérité, tournent inexorablement autour de cette alternative qui nous tenaille : accepter l’échange proposé par la “Fille du Destin” en sachant pertinemment qu’elle ne tiendra pas parole, ou tenter une action plus audacieuse dont les modalités nous échappent encore.
“Mes amis,” déclare le professeur en caressant sa moustache fournie d’un geste qui trahit son inquiétude paternelle, “je ne me fais aucune illusion sur les intentions de cette créature. Remettre les artefacts contre la vie de mon fils équivaudrait à signer notre arrêt de mort collectif. Elle nous éliminera dès qu’elle aura obtenu ce qu’elle convoite.”
Cette lucidité implacable, cette acceptation résignée de la duplicité de nos adversaires, jette sur nos délibérations une ombre d’autant plus pesante qu’elle confirme nos propres appréhensions. L’ultimatum de vingt-quatre heures, avec ses exigences cumulatives – remise des Fez, du livre maudit ET notre départ immédiat d’Istanbul – constitue un piège dont l’évidence même insulte notre intelligence.
Pourtant, face à l’enlèvement de ce garçon innocent dont les portraits éparpillés dans le salon révèlent un adolescent au regard vif et intelligent, notre marge de manœuvre se réduit comme une peau de chagrin. Car comment laisser périr un enfant pour préserver des artefacts, si maudits soient-ils ? Cette question morale, qui ronge ma conscience avec la persistance d’un acide, sous-tend tous nos échanges sans jamais être formulée explicitement.
Après maintes palabres qui nous mènent en rond comme des derviches perdus, nous finissons par adopter une stratégie à double détente qui divise notre groupe pour maximiser nos chances d’obtenir des informations cruciales. Cette décision, fruit d’un consensus laborieux plutôt que d’une conviction partagée, nous impose une séparation temporaire dont je pressens qu’elle pourrait avoir des conséquences imprévisibles.
Alfred et Hervé se voient confier la mission consulaire : se rendre auprès des autorités françaises pour obtenir les papiers nécessaires à notre circulation libre dans la ville, mais surtout pour glaner des renseignements sur les mystérieuses activités qui agitent les milieux diplomatiques stambouliotes. Leur statut d’Européens respectables, renforcé par les recommandations dont ils disposent, devrait leur ouvrir des portes que notre apparence plus cosmopolite laisserait closes.
Eugène, Églantine et Robie, de leur côté, se dirigeront vers une destination autrement plus périlleuse : la demeure de Jean Floressas des Esseintes, ce personnage énigmatique plus connu sous le surnom théâtral de “Prince Puzzle”. Cette figure légendaire des milieux occultistes, dont la réputation sulfureuse précède de loin la connaissance directe, inspire une crainte révérencielle qui dépasse largement les frontières de Constantinople.
L’objectif commun des missions parallèles de nos compagnons demeure aussi clair qu’ambitieux : localiser Nisra et son repaire. Car si nous parvenons à découvrir où elle retient le jeune Barlas prisonnier, nous pourrions peut-être tenter une opération de sauvetage qui nous éviterait les affres de la négociation avec une créature dont la parole ne vaut manifestement pas plus qu’un souffle dans le vent.
Pour ma part, je demeure auprès du professeur Demir, officiellement pour poursuivre notre étude commune du livre maudit, mais plus secrètement pour veiller à sa sécurité. Car si Nisra a osé s’attaquer une première fois à cette demeure, rien ne garantit qu’elle ne récidivera pas, surtout maintenant qu’elle sait que nous avons trouvé refuge ici.
Pendant que nos compagnons se lancent dans leurs expéditions respectives, le professeur Demir et moi-même nous plongeons dans une activité qui révèle rapidement sa nature addictive : l’étude approfondie du livre maudit. Cette occupation, que j’avais initialement envisagée comme une nécessité tactique dans notre lutte contre les forces occultes, se mue progressivement en une obsession dévorante qui menace de submerger ma raison.
Car en compagnie d’un érudit de la stature de Demir, les “Murmures du Fez” révèlent des secrets dont la richesse dépasse mes espérances les plus audacieuses. Son expertise linguistique, acquise au cours de décennies d’études, déverrouille des passages que mes connaissances autodidactes n’auraient jamais permis d’aborder. Chaque page déchiffrée ensemble ouvre des perspectives nouvelles sur la nature véritable de ces artefacts maudits et les entités cosmiques qui les gouvernent.
“Regardez ce passage, mon jeune ami,” murmure le professeur en pointant du doigt une série de caractères d’un rouge sombre qui semblent palpiter sous la lumière de la lampe. “Il évoque les ‘clés de dissolution’ qui permettraient de briser définitivement l’emprise du Fez sur notre dimension.”
Ces mots, “clés de dissolution”, résonnent en moi avec la force d’une révélation. Car si le livre contient effectivement les moyens de détruire ces artefacts maudits, alors notre quête prend une dimension nouvelle. Nous ne serions plus seulement des fugitifs cherchant à échapper aux griffes de sectaires fanatiques, mais les détenteurs potentiels d’une arme capable d’éradiquer définitivement cette menace cosmique.
L’excitation que me procure cette découverte rivalise dangereusement avec celle que j’éprouvais jadis lors de mes plus belles enquêtes journalistiques. Mais contrairement à ces investigations passées, celle-ci s’accompagne d’une dimension compulsive qui m’alarme par son intensité. Je ne peux détacher mes yeux des pages manuscrites, comme si chaque caractère ancien exerçait sur moi une attraction magnétique irrésistible.
“La seconde partie du livre,” poursuit Demir en tournant délicatement les pages vers cette section qui m’avait paru si hermétique lors de mes premières tentatives de déchiffrement, “contient effectivement la solution que nous cherchons. Mais…”
Il marque une pause, ses yeux parcourant les symboles incompréhensibles qui couvrent ces feuillets mystérieux. Dans son regard, je perçois cette même fascination morbide qui m’habite, mêlée à une appréhension que sa plus grande expérience des arcanes occultes rend sans doute plus aiguë que la mienne.
“Mais le déchiffrement de ces caractères nécessitera des recherches approfondies,” conclut-il avec un soupir qui trahit à la fois sa frustration et son enthousiasme. “Ces symboles appartiennent à un système d’écriture qui précède toutes les civilisations connues. Ils sont la transcription directe de concepts cosmiques que l’esprit humain peine à appréhender.”
Cette révélation, loin de me décourager, ne fait qu’intensifier mon désir de percer ces mystères. Car si ces caractères impossibles recèlent véritablement les clés de notre victoire finale contre les forces de l’ineffable, alors aucun effort ne sera trop grand pour les déchiffrer. Cette perspective transforme notre étude en une course contre la montre où chaque minute perdue pourrait coûter des vies humaines.
“Professeur,” déclaré-je avec une ferveur qui me surprend moi-même, “nous devons poursuivre ces recherches coûte que coûte. L’avenir de l’humanité pourrait dépendre de notre capacité à comprendre ces enseignements.”
Mes propres paroles me révèlent l’ampleur de la transformation qui s’opère en moi. Cette exaltation quasi mystique, cette conviction messianique de détenir entre mes mains le salut de notre espèce, ne correspond guère au pragmatisme journalistique qui caractérisait ma personnalité avant cette aventure. L’influence du livre maudit, combinée à l’ivresse de la découverte intellectuelle, semble remodeler progressivement ma psyché selon des modalités que je ne contrôle plus entièrement.
Demir acquiesce silencieusement, mais je perçois dans son regard une nuance d’inquiétude qui tempère son enthousiasme scientifique. Cet homme, dont l’expérience des forces occultes dépasse largement la mienne, semble reconnaître dans mon comportement les signes précurseurs d’une addiction dont il a peut-être déjà observé les ravages chez d’autres chercheurs.
“La prudence s’impose, mon ami,” murmure-t-il avec cette sagesse que confère l’âge mûr. “Ces connaissances sont aussi dangereuses pour celui qui les acquiert que pour ceux qu’il combat. Gardons-nous de devenir ce que nous cherchons à détruire.”
Cette mise en garde, si justifiée soit-elle, ne parvient pas à tempérer ma soif de connaissance. Car au-delà des considérations de sécurité personnelle, je sens confusément que notre succès dans cette entreprise dépend de ma capacité à maîtriser ces arcanes interdits. Cette responsabilité, aussi écrasante soit-elle, nourrit ma détermination d’une énergie qui transcende la simple curiosité intellectuelle.
Les heures de l’après-midi s’écoulent ainsi dans une fièvre d’étude qui nous fait perdre toute notion du temps. Page après page, symbole après symbole, nous progressons dans notre compréhension de ces mystères millénaires, chaque découverte nous rapprochant de cette solution finale que nous espérons et redoutons à la fois. Cette collaboration intellectuelle avec un maître de son calibre sort visiblement Demir de la tragédie personnelle qu’il traverse, et nous voici tous deux emportés par un enthousiasme fébrile qui confine parfois à l’exaltation pure.
18 novembre 1893, 20h30 – Récits des expéditions
Le crépuscule stambouliote baigne la résidence Demir d’une lumière dorée qui transforme momentanément notre réunion inquiète en tableau orientaliste. Nos compagnons reviennent tour à tour de leurs missions respectives, leurs visages trahissant des émotions contrastées qui présagent de révélations diverses. L’impatience qui me tenaille depuis leur départ cède progressivement la place à une appréhension grandissante à mesure que je déchiffre dans leurs expressions les signes avant-coureurs de complications nouvelles.
Alfred et Hervé sont les premiers à faire leur rapport, et d’emblée, leur récit prend une tournure qui éveille en moi cette irritation familière que mes proches qualifient parfois de “tempérament soupe au lait”. Car si leur visite au consulat français s’est déroulée sans encombre majeur, les décisions qu’ils ont prises de leur propre chef révèlent une naïveté confondante qui me laisse momentanément sans voix.
Notre consul, à en croire leur description, incarne parfaitement cette médiocrité bureaucratique qui fleurit dans les postes diplomatiques éloignés de la métropole. Homme bedonnant au crâne dégarni, affublé d’une moustache clairsemée qui trahit une vanité inversement proportionnelle à son charisme, il les reçoit dans un bureau poussiéreux où s’entassent les dossiers en souffrance et les cartes géographiques périmées.
Sa connaissance de la situation locale se révèle d’une superficialité confondante. Aux questions précises d’Alfred et Hervé concernant les activités suspectes qui pourraient agiter les milieux ésotériques stambouliotes, il oppose des réponses aussi vagues qu’évasives, ponctuées de hochements de tête consensuels qui ne dissimulent qu’imparfaitement son ignorance crasse.
“Messieurs,” leur aurait-il déclaré avec cette bonhomie condescendante propre aux fonctionnaires dépassés par leur mission, “Istanbul regorge de mystères et de légendes. Il ne faut pas prêter attention à tous les ragots qui circulent dans les bazars.”
Cette cécité volontaire, cette incapacité à percevoir les enjeux véritables qui se jouent sous son nez, illustre parfaitement l’inadéquation de nos institutions face aux menaces occultes qui rongent notre époque. Que peut-on attendre d’un homme dont l’horizon intellectuel ne dépasse pas les préoccupations douanières et les conflits commerciaux ?
Mais c’est la suite de leur récit qui déclenche en moi cette exaspération viscérale que je m’efforce de contenir par égard pour leur bonne foi manifeste. Car nos deux compères, emportés par un enthousiasme mal calculé, ont cru bon de se diriger vers le Péra Palace – ce monument du luxe occidental en terre ottomane – pour y réserver des suites destinées à accueillir l’ensemble de notre groupe.
“Pour toute la semaine !” précise Alfred avec une fierté qui révèle qu’il n’a pas encore saisi l’énormité de sa bévue. “Les plus belles suites de l’établissement ! Cela nous a coûté une véritable fortune, mais nous serons logés comme des princes !”
Cette déclaration me glace le sang bien plus que toutes les manifestations surnaturelles auxquelles j’ai été confronté ces derniers jours. Car au-delà de l’aspect purement financier – cette “fortune” dilapidée pour des commodités superflues alors que notre hôte nous offre généreusement l’hospitalité –, c’est la dimension culturelle de cette bourde qui me révulse.
Dans la société ottomane, refuser l’hospitalité d’un hôte équivaut à un affront personnel d’une gravité extrême. Cette tradition millénaire, qui fait du devoir d’accueil l’une des vertus cardinales de la civilisation orientale, ne souffre aucune exception ni aucune interprétation moderne. En réservant ces chambres d’hôtel, Alfred et Hervé viennent d’insulter publiquement le professeur Demir et sa famille.
L’expression qui traverse furtivement le visage de notre hôte confirme mes pires craintes. Derrière sa courtoisie naturelle et sa maîtrise diplomatique, je perçois cette blessure d’amour-propre que ne saurait cicatriser aucune excuse ultérieure. Ses traits se figent imperceptiblement, ses épaules se redressent avec cette raideur qui trahit l’effort surhumain qu’il déploie pour demeurer maître de lui-même.
“Professeur,” m’empressé-je d’intervenir avant que cette incompréhension culturelle ne dégénère en incident diplomatique, “permettez-moi de vous présenter les excuses les plus sincères de mes compagnons. Leur initiative relève d’une méconnaissance parfaitement innocente de vos traditions, non d’un manque de respect envers votre généreuse hospitalité.”
Ma voix, que je m’efforce de maintenir dans un registre de déférence respectueuse, masque mal l’irritation que m’inspire cette situation grotesque. Car comment expliquer à un homme de la stature du professeur Demir que deux adultes, supposés représenter la culture française, puissent faire preuve d’une telle gaucherie dans leurs rapports avec leurs hôtes ?
Heureusement, la mine déconfite d’Alfred et Hervé, qui réalisent progressivement l’ampleur de leur impair, contribue à désamorcer la tension naissante. Leurs visages, où se peignent tour à tour la confusion, la compréhension puis la contrition, parlent plus éloquemment que tous les discours d’excuses.
“Nous… nous ne savions pas,” balbutie Hervé, son assurance habituelle cédant la place à un embarras touchant. “Nous pensions bien faire…”
Cette innocence manifeste, cette absence totale de malveillance dans leur démarche, finit par attendrir le cœur généreux de notre hôte. Le professeur Demir, après un silence qui me paraît durer une éternité, retrouve progressivement cette affabilité naturelle qui le caractérise.
“Mes amis,” déclare-t-il avec une magnanimité qui honore sa grandeur d’âme, “votre intention était généreuse, et c’est cela seul qui compte à mes yeux. Mais comprenez que ma demeure est la vôtre tant que vous honorerez Istanbul de votre présence.”
Cette réconciliation, si elle me soulage immensément, ne dissipe pas entièrement mon exaspération face à cette bourde monumentale. Car au-delà de l’incident lui-même, c’est le principe qui m’inquiète : si Alfred et Hervé peuvent commettre de telles erreurs de jugement dans des domaines aussi élémentaires que la politesse sociale, que peut-on attendre d’eux dans des situations autrement plus complexes ?
“Naturellement,” renchéris-je avec une fermeté qui ne souffre aucune discussion, “il est hors de question que nous logions ailleurs que dans votre demeure, professeur. Cette affaire est close.”
Mais c’est le récit de la seconde expédition qui va véritablement bouleverser ma perception de notre situation. Car si la visite au consulat n’a révélé que l’incompétence prévisible de notre représentation diplomatique, la rencontre avec le mystérieux “Français” va nous confronter à des révélations d’une tout autre ampleur.
Eugène, Églantine et Robie reviennent de leur périple avec cette expression qu’arborent les explorateurs revenus d’un territoire inconnu, mélange d’excitation et d’appréhension qui trahit la profondeur de leur expérience. Mais c’est dans leurs yeux que je lis la véritable mesure de ce qu’ils ont vécu : cette lueur particulière qui caractérise ceux qui ont contemplé quelque manifestation de puissance dépassant l’entendement ordinaire.
“Mes amis,” commence Eugène avec une gravité inhabituelle chez ce personnage habituellement si prompt à la théâtralité, “nous venons de rencontrer un être d’une puissance… comment dire… véritablement exceptionnelle. Je connaissais Jean Floressas des Esseintes de réputation, bien sûr – le Prince Puzzle comme l’appellent les initiés –, mais aucune de mes relations ne l’avait jamais rencontré en personne. Les rumeurs à son sujet remontent au XVIIe siècle ! Certains évoquent même… le vampirisme.”
Sa voix, d’ordinaire si assurée lorsqu’il évoque ses connaissances ésotériques, tremble légèrement, comme si les mots mêmes peinaient à exprimer l’ampleur de ce qu’il a ressenti. Cette modestie soudaine chez un homme si enclin à l’emphase constitue en soi un indice troublant de la nature extraordinaire de cette rencontre.
Églantine, dont les facultés extrasensorielles ne m’ont jamais déçu depuis le début de notre aventure, acquiesce silencieusement, ses yeux gris-vert reflétant cette gravité particulière qu’elle manifeste lorsque ses perceptions dépassent le cadre de l’expérience ordinaire.
“Sa demeure,” poursuit Eugène, “défie toute description conventionnelle. Imaginez un palais vénitien transporté au cœur de Galata, mais métamorphosé par un goût esthétique qui transcende toutes les écoles artistiques connues.”
Il nous décrit alors un édifice dont la somptuosité semble relever davantage de la féerie orientale que de l’architecture contemporaine. Chaque pièce, selon son témoignage, recèle des trésors d’une valeur inestimable : peintures de maîtres anciens côtoyant des sculptures antiques, manuscrits enluminés disputant l’espace à des objets d’art dont l’origine se perd dans la nuit des temps.
“Mais ce n’est pas la richesse matérielle qui impressionne,” précise Églantine avec cette justesse d’analyse qui la caractérise. “C’est l’aura de puissance qui émane de cet homme. Une force… ancienne, profonde, qui semble puiser aux sources mêmes de l’énergie cosmique.”
Cette description, livrée d’une voix où perce une admiration mêlée de crainte respectueuse, éveille en moi une curiosité dévorante. Quel genre d’individu peut inspirer une telle révérence à des personnes qui ont elles-mêmes été confrontées aux manifestations de l’ineffable ?
Le récit de leur entretien avec Jean Floressas des Esseintes révèle progressivement les contours d’une personnalité d’une complexité fascinante. Car si le Prince Puzzle se montre d’une érudition prodigieuse concernant les arcanes occultes, ses motivations et ses allégeances restent délibérément obscures.
“Un véritable jeu d’échecs verbal,” confie Eugène avec une admiration non feinte. “Chaque question posée engendrait trois nouvelles interrogations, chaque réponse ouvrait des perspectives inattendues. Cet homme maîtrise l’art de la conversation comme un grand maître d’échecs maîtrise son échiquier.”
Cette joute intellectuelle, selon leurs témoignages, a néanmoins permis d’arracher quelques informations cruciales concernant Nisra et ses activités. Le “Français” connaît effectivement la “Fille du Destin”, et leur relation passée jette une lumière nouvelle sur la personnalité de notre adversaire.
“Elle était sa pupille,” révèle Églantine, reprenant manifestement les termes exacts employés par leur interlocuteur. “Sa ‘belle princesse’, comme il l’appelle avec une nostalgie qui ne semble pas entièrement feinte. Mais elle a abandonné ses études sous sa tutelle pour suivre les enseignements de Menkaph.”
Cette révélation transforme radicalement ma perception de Nisra. Loin d’être une simple sectaire fanatisée par les promesses du pouvoir occulte, elle apparaît désormais comme une érudite déchue, une ancienne élève qui a choisi la voie des raccourcis plutôt que celle de l’étude patiente et méthodique.
“Le Prince Puzzle regrette manifestement cette défection,” poursuit Eugène. “Il considère que les véritables pouvoirs – ceux qui méritent d’être recherchés – ne s’obtiennent jamais par des raccourcis. Selon lui, Nisra finira par comprendre l’erreur de son choix. Lui-même, nous a-t-il confié avec un certain dédain pour nos préoccupations terrestres, consacre ses recherches à la vie éternelle, à l’immortalité de l’âme.”
Cette philosophie, qui résonne étrangement avec mes propres réflexions concernant l’étude du livre maudit, soulève des questions troublantes sur la nature même du savoir occulte. Existe-t-il véritablement une voie “noble” d’accès aux mystères cosmiques, par opposition aux pratiques corrompues que nous avons observées ? Et si tel est le cas, quelle garantie avons-nous de ne pas nous fourvoyer nous-mêmes dans cette quête périlleuse ?
Mais c’est la suite des révélations qui va véritablement éclairer notre compréhension de la situation géopolitique occulte dans laquelle nous nous trouvons impliqués. Car le “Français” possède des informations précieuses concernant les alliés actuels de Nisra et leurs motivations respectives.
“Elle a recueilli un prince en exil,” nous apprend Robie, rompant pour la première fois son silence habituel lors de ce type de compte-rendu. “Un certain Ramazan, cousin éloigné du Sultan, banni pour sa folie et son ambition excessive.”
Cette alliance entre une occultiste renégate et un membre disgracié de la famille impériale ottomane dessine les contours d’une conspiration dont les ramifications politiques dépassent largement nos préoccupations immédiates. Car si Nisra cherche effectivement à invoquer des entités cosmiques grâce aux pouvoirs du Fez Rouge Sang, la présence d’un prince du sang à ses côtés pourrait transformer cette menace occulte en révolution dynastique.
“Le Français semblait particulièrement amusé en évoquant les… afflictions personnelles de ce prince,” ajoute Églantine avec une délicatesse qui masque mal la nature scabreuse de l’information. “Il paraît que Ramazan souffre de la syphilis, maladie qui pourrait expliquer certains aspects de sa démence.”
Cette précision médicale, si sordide soit-elle, revêt une importance cruciale dans notre compréhension des enjeux. Car un prince syphilitique, rongé par la folie que provoque cette maladie à ses stades avancés, constitue l’instrument idéal pour quiconque souhaite manipuler les leviers du pouvoir impérial. Nisra ne se contente pas de collectionner les artefacts maudits ; elle rassemble également les pions humains nécessaires à ses desseins apocalyptiques.
“Quant à leur localisation actuelle,” poursuit Eugène, “le Prince Puzzle a confirmé nos soupçons concernant les îles des Princes. Mais il s’agit plus précisément de la dixième île, la plus éloignée, traditionnellement réservée aux exilés de la famille royale byzantine puis ottomane. Nisra s’y est installée avec un eunuque noir comme garde – détail qui a son importance dans la tradition ottomane, la couleur déterminant quelle partie des organes génitaux est retirée.”
Cette précision géographique, la première information concrète que nous obtenons depuis le début de cette affaire, éveille en moi un espoir prudent. Car si nous savons désormais où chercher nos adversaires, nous pouvons enfin élaborer une stratégie d’approche qui ne repose plus sur de vagues conjectures.
“L’île des Princes maudits,” murmure le professeur Demir, dont l’érudition historique éclaire immédiatement cette révélation. “Un lieu de sinistre réputation, où les empereurs byzantine envoyaient les membres de leur famille devenus gênants. Puis les sultans ottomans ont perpétué cette tradition. Si Nisra s’y est installée, c’est qu’elle cherche à puiser dans les énergies maudites qui imprègnent ces lieux.”
Mais c’est à ce moment précis du récit que se produit la révélation qui va me plonger dans un abîme de stupéfaction et d’amertume. Car Eugène, poursuivant son compte-rendu avec une candeur qui révèle qu’il n’a pas encore saisi l’énormité de ce qu’il s’apprête à confesser, nous livre les détails de leur conversation avec le “Français”.
“Nous lui avons tout raconté,” déclare-t-il avec une fierté mal placée. “Toutes nos aventures depuis Londres, nos découvertes, nos hypothèses de travail, nos possessions actuelles… Il s’est montré d’un intérêt passionné pour nos récits.”
Ces mots me frappent avec la force d’un coup de massue. Mon sang se fige dans mes veines tandis que je réalise progressivement l’ampleur de la catastrophe que viennent de provoquer mes compagnons. Tout. Ils ont tout révélé à un inconnu dont ils ne savent rien, si ce n’est qu’il inspire une crainte révérencielle dans les milieux occultes stambouliotes.
“Vous avez mentionné Julius Smith ?” interrogé-je d’une voix que je m’efforce de maintenir neutre malgré l’affolement qui m’envahit.
“Naturellement ! Et le professeur Demir aussi, bien sûr. Il était fasciné par nos liens avec l’université londonienne et les recherches menées ici même à Istanbul.”
Cette confirmation achève de m’atterrer. Mes compagnons, dans leur naïveté confondante, viennent de compromettre la sécurité de tous nos alliés, révélant non seulement nos méthodes et nos objectifs, mais également l’identité de tous ceux qui nous soutiennent dans cette lutte contre l’ineffable.
Je contemple leurs visages rayonnants de satisfaction, ces expressions de bonheur innocent qui contrastent si cruellement avec l’ampleur de leur bévue. Comment leur expliquer qu’ils viennent peut-être de signer l’arrêt de mort de Julius Smith ? Qu’ils ont livré le professeur Demir et sa famille aux représailles potentielles d’un réseau occulte dont nous ignorons tout ?
L’atterrement qui m’envahit dépasse largement le cadre de la simple colère. Car cette révélation illustre avec une clarté douloureuse notre inexpérience face aux subtilités de la guerre occulte. Nous sommes des amateurs, des dilettantes projetés dans un conflit dont nous ne maîtrisons ni les codes ni les enjeux véritables.
“Mes amis,” parviens-je finalement à articuler, “réalisez-vous les implications de vos confidences ? Jean Floressas des Esseintes, quelle que soit sa puissance ou son érudition, demeure un individu dont nous ignorons tout des motivations et des allégeances véritables.”
Mais mes reproches se heurtent à l’incompréhension manifeste de mes compagnons. Dans leurs yeux, je lis cette certitude aveugle que confère parfois la fascination intellectuelle. Jean Floressas des Esseintes les a éblouis par sa science et son charisme – Eugène le connaissait certes de réputation, mais aucune de ses relations ne l’avait jamais rencontré personnellement – au point qu’ils n’envisagent même pas qu’il puisse représenter une menace.
Cette naïveté, si touchante soit-elle dans d’autres circonstances, pourrait bien nous coûter plus cher que toutes les batailles que nous avons livrées jusqu’à présent. Car nous ne luttons plus seulement contre des ennemis déclarés, mais également contre les conséquences de nos propres erreurs tactiques.
Le silence qui suit mes remontrances pèse sur notre assemblée comme une chape de plomb. Chacun semble enfin prendre conscience de la portée de cette indiscrétion, mais il est trop tard pour réparer les dégâts. Le mal est fait, irrémédiablement.
Pourtant, malgré cette catastrophe diplomatique, une question me taraude avec une insistance croissante : quelles sont véritablement les intentions de Jean Floressas des Esseintes ? Un allié potentiel dont la puissance pourrait nous être précieuse, ou un adversaire dissimulé qui joue un jeu plus subtil que nous ne l’imaginons ? Cette incertitude, cette impossibilité de cerner les véritables motivations du Prince Puzzle, ajoute une dimension supplémentaire d’inquiétude à notre situation déjà précaire.
Même les nouvelles les plus alarmantes concernant leurs indiscrétions chez le “Français” ne parviennent pas à détourner entièrement mon attention de ce livre qui exerce sur moi une fascination grandissante.
Cette dualité, cette capacité à m’inquiéter sincèrement du sort de mes amis tout en demeurant magnétiquement attiré par la poursuite de mes études occultes, illustre parfaitement la nature insidieuse de la corruption qui s’empare progressivement de mon esprit. Car je commence à réaliser que ma quête de la vérité pourrait bien me conduire sur le même chemin que celui qu’ont emprunté toutes les victimes des artefacts maudits : celui de l’obsession dévorante qui transforme progressivement l’homme en esclave de ses propres découvertes.
Pourtant, malgré cette prise de conscience troublante, je ne parviens pas à résister à l’appel de ces pages manuscrites. Comme un papillon attiré par la flamme qui le consumera, je me rapproche inexorablement de ces vérités cosmiques dont la simple contemplation pourrait bien sceller mon destin.
La nuit stambouliote s’étend maintenant sur la résidence Demir, enveloppant notre petit groupe dans cette obscurité propice aux confidences et aux résolutions définitives. Demain, nous devrons faire face à l’ultimatum de Nisra et prendre les décisions qui détermineront non seulement le sort du jeune Barlas, mais peut-être aussi l’avenir de notre lutte contre l’ineffable.
Dans ce contexte d’incertitude maximale, l’étude du livre maudit représente notre seul espoir de comprendre la véritable nature de nos adversaires et de découvrir les moyens de les vaincre définitivement. Cette responsabilité, aussi périlleuse soit-elle pour mon équilibre mental, constitue le prix à payer pour notre victoire finale contre les forces de l’ombre.