Le laudanum accomplit son œuvre avec une efficacité remarquable. Les paupières du Baron s’alourdissent progressivement, ses gestes deviennent de plus en plus incertains, et bientôt sa voix n’est plus qu’un murmure confus avant de s’éteindre complètement. Ses membres se relâchent dans un abandon total, et le voilà qui glisse dans les bras de Morphée avec une paisible résignation qui contraste singulièrement avec la frénésie meurtrière qu’il manifestait quelques instants auparavant.
Je contemple un instant cette silhouette décharnée, maintenant inoffensive dans son sommeil artificiel, et ne peux m’empêcher de ressentir un mélange complexe de soulagement et de culpabilité. Car si j’ai neutralisé un danger manifeste pour tous les passagers du train, j’ai également trahi la confiance d’un homme qui me considérait comme son allié dans cette lutte cosmique dont les enjeux me dépassent encore.
Me dirigeant promptement vers la cabine voisine, j’informe Ilsa du succès de notre stratagème. Son visage s’illumine immédiatement d’un soulagement si intense qu’il en devient presque douloureux à observer. Les traits tendus par l’angoisse se détendent enfin, révélant une beauté que l’inquiétude avait jusqu’alors voilée.
“Monsieur Beaumain,” murmure-t-elle avec une gratitude qui fait trembler sa voix, “vous ne saurez jamais à quel point votre aide m’a été précieuse. Mon père… il n’est plus lui-même depuis si longtemps.”
Elle me remercie avec une chaleur qui réchauffe momentanément mon cœur endurci par les épreuves récentes, puis, fidèle à sa promesse, me remet le flacon de chloroforme convenu. Le liquide transparent, contenu dans un flacon de verre soigneusement étiqueté, représente bien plus qu’un simple outil chimique : c’est notre assurance contre la violence excessive, notre possibilité de neutraliser sans tuer.
Plus important encore, elle m’autorise à pénétrer dans la cabine de son père pour m’emparer de la dague tant convoitée et de l’apocryphe du Fez qu’il a rédigé au fil de ses recherches obsessionnelles. Cette dernière acquisition pourrait s’avérer cruciale pour compléter mes propres investigations, car si le Baron a effectivement sombré dans la folie, ses connaissances érudites n’en demeurent pas moins précieuses.
La dague, lorsque je la soulève de sa cachette improvisée, révèle immédiatement sa nature extraordinaire. L’arme pulse littéralement entre mes mains, comme animée d’une vie propre, et sa lame ornée de gravures anciennes semble capter et réfléchir la lumière d’une manière qui défie les lois de l’optique ordinaire. Le métal, d’une teinte argentée mais striée de veines plus sombres, dégage une aura de puissance si tangible qu’elle en devient presque oppressante.
L’apocryphe du Baron, quant à lui, se présente sous la forme d’un carnet de cuir rouge sombre, rempli d’une écriture nerveuse et serrée. En le feuilletant rapidement, j’y découvre des annotations en plusieurs langues, des diagrammes ésotériques et des extraits de textes anciens qui compléteront utilement mes propres recherches. Sa méthode, bien que tachée de démence, témoigne d’une érudition indéniable.
Armé de ces précieux artefacts, je regagne notre compartiment où mes compagnons m’attendent dans un état de tension palpable. L’espace confiné vibre littéralement de l’anticipation collective, chacun comprenant que l’heure de la confrontation définitive approche inexorablement.
Je tends la dague à Églantine, dont les facultés extrasensorielles pourraient révéler des propriétés que mon observation purement matérielle ne saurait déceler. Ses doigts fins se referment délicatement sur le manche ouvragé, et immédiatement son visage se transforme. Ses yeux gris-vert se dilatent légèrement, comme si elle percevait soudain des dimensions invisibles au commun des mortels.
“Des émanations de puissance,” murmure-t-elle d’une voix à peine audible, “anciennes et terribles. Cette lame a goûté à des essences qui ne devraient pas exister dans notre monde.”
Eugène, incapable de résister à l’appel de son ego surdimensionné, s’empare à son tour de l’arme et entame aussitôt l’un de ses numéros habituels. Avec cette emphase théâtrale qui le caractérise, il proclame ses “révélations” d’une voix docte : “Observez, mes amis, cet objet ancien dont l’origine se perd dans la nuit des temps ! Cette dague, manifestement tranchante comme en témoigne l’acuité de sa lame, pulse d’une aura mystérieuse qui ne saurait tromper un initié de mon calibre !”
Ses platitudes, débitées avec un sérieux imperturbable, arrachent malgré tout quelques sourires à notre assemblée tendue. Cette bouffée de légèreté, aussi artificielle soit-elle, détend momentanément l’atmosphère oppressante qui pèse sur nous. Je remarque que Robie esquisse même un rictus amusé, son excitation guerrière momentanément tempérée par cette comédie involontaire.
Car notre boxeur manifeste effectivement une impatience croissante, ses poings se serrant et se desserrant dans un rythme qui trahit son besoin d’action physique. L’approche de la confrontation semble libérer en lui des instincts combatifs longtemps réprimés, et je perçois dans son regard cette lueur particulière que doivent arborer les gladiateurs avant d’entrer dans l’arène.
Mais l’heure n’est plus aux atermoiements. Nos horloges marquent près de minuit, et selon les prédictions du Baron — qu’elles relèvent de la prescience ou de la démence — Menkaph devrait bientôt passer à l’offensive pour s’emparer de notre Fez. Nous devons devancer cette attaque, prendre l’initiative avant d’être pris au dépourvu dans nos propres quartiers.
Je sors le premier de notre compartiment, assumant le rôle d’éclaireur pour évaluer la situation dans le wagon ennemi. Le couloir baigne dans la pénombre tamisée des veilleuses nocturnes, créant un jeu d’ombres et de lumières qui transforme l’architecture familière du train en un dédale inquiétant. Mes pas, étouffés par l’épaisse moquette, ne produisent qu’un murmure à peine perceptible.
En approchant de la section occupée par la délégation turque, j’aperçois le chef de wagon de service, assis sur un strapontin improvisé. L’homme, visiblement assommé par la fatigue et peut-être par quelque libation clandestine, dodeline de la tête dans un demi-sommeil qui nous facilite grandement la tâche. Sa respiration régulière et son attitude relâchée confirment qu’il ne représente aucune menace immédiate.
De retour auprès de mes compagnons, je communique mes observations par gestes discrets. Robie acquiesce silencieusement et s’avance à son tour, le flacon de chloroforme à la main. Avec une dextérité que ses antécédents de pugiliste ne laissaient pas présager, il imbibe un mouchoir du liquide anesthésiant et l’applique délicatement sur le visage du garde endormi.
L’effet est immédiat et spectaculaire. L’homme sombre dans un sommeil profond qui durera des heures, nous garantissant qu’aucune alarme intempestive ne viendra compromettre notre entreprise. Robie, faisant preuve d’une efficacité remarquable, déleste ensuite l’homme de son trousseau de passe-partout avant de le transporter dans les toilettes voisines, où il restera à l’abri des regards indiscrets.
Notre formation tactique se déploie alors avec la précision d’une manœuvre militaire. Robie se positionne devant la porte de Menkaph, tenant fermement la dague mystérieuse dont nous espérons qu’elle fera la différence face à nos adversaires surnaturels. Pour ma part, je me place face à la cabine de Myers, conscient que le malheureux et son épouse représentent peut-être les victimes les plus pathétiques de cette machination démoniaque.
Nos autres compagnons se répartissent stratégiquement devant les portes des cabines occupées par le reste de la délégation turque. Chacun, revolver au poing, se prépare à l’assaut simultané qui devrait nous donner l’avantage de la surprise.
Robie, armé des passe-partout subtilisés au chef de wagon endormi, procède à l’ouverture de la porte de Menkaph avec une discrétion remarquable. Ses doigts, pourtant habitués aux gestes brutaux de la boxe, manipulent la clé avec une délicatesse de chirurgien. Le déclic à peine audible qui signale l’ouverture de la serrure marque le commencement de notre offensive.
Dans un mouvement d’une fluidité parfaite, Robie pousse silencieusement le battant et bondit dans la cabine obscure. Je le vois disparaître dans les ténèbres, la dague levée, prêt à frapper au cœur de notre ennemi principal. Un instant de silence absolu s’ensuit, suspendu comme l’éternité entre deux battements de cœur.
Puis, dans un geste d’une précision chirurgicale qui témoigne de son instinct combatif exceptionnel, Robie frappe. La lame de la dague mystérieuse traverse les chairs de Menkaph avec une facilité déconcertante, s’enfonçant profondément dans le torse de l’occultiste surpris en pleine lecture. L’homme, qui consultait manifestement le livre maudit à la lueur d’une lampe, lève brusquement les yeux dans un sursaut de surprise, puis d’incompréhension, puis de terreur, avant que son regard ne se voile définitivement.
Mais c’est à cet instant précis que se produit le phénomène le plus troublant de notre expédition nocturne. Bien que Robie ait agi dans le plus grand silence, bien que notre attaque surprise ait été menée avec la discrétion la plus absolue, une alarme mystérieuse semble instantanément alerter l’ensemble de la délégation turque.
Ce mystère me glace le sang, car il ne peut s’expliquer par aucun moyen conventionnel de communication. Aucun cri n’a été poussé, aucun signal visible n’a été donné, et pourtant, comme mue par un instinct surnaturel, toute la suite de Menkaph s’éveille simultanément. Cette synchronisation parfaite évoque une connexion occulte, une forme de lien télépathique ou mystique reliant le maître défunt à ses serviteurs.
Mon esprit analytique, habitué à rechercher des explications rationnelles, se heurte ici à l’incompréhensible. Seule l’hypothèse d’un phénomène surnaturel, d’un lien métaphysique tissé par les Fez eux-mêmes ou par les entités cosmiques qu’ils servent, peut rendre compte de cette alerte instantanée et simultanée.
Les conséquences de cette alarme mystérieuse ne tardent pas à se manifester. La porte de la cabine de Myers s’ouvre brutalement devant moi, révélant la silhouette massive d’un homme de main turc dont la carrure imposante évoque immédiatement la violence. Sa surprise égale la mienne lorsque nos regards se croisent, lui découvrant ma présence armée dans le couloir, moi me retrouvant face à un adversaire dont je n’avais pas anticipé la vigilance.
Dans un réflexe dicté par l’instinct de survie plutôt que par une stratégie réfléchie, je presse la détente de mon revolver. À ce stade de notre mission, je me suis malheureusement résigné à ôter la vie afin de protéger la nôtre et de permettre la réussite de notre action. La détonation, assourdissante dans l’espace confiné du couloir, propulse une balle qui atteint ma cible en pleine poitrine. L’impact projette l’homme vers l’arrière, et il s’effondre lourdement au sol, mort.
Simultanément, Hervé se retrouve confronté à un défi d’une tout autre ampleur. Sa porte s’ouvre également sur la silhouette terrifiante de Kapok, ce colosse patibulaire dont la réputation d’invincibilité n’est manifestement pas usurpée. L’homme-montagne, surpris mais nullement intimidé par cette confrontation inattendue, se dresse face à notre détective avec un calme inquiétant.
La balle d’Hervé, tirée avec toute la précision dont il est capable dans ces circonstances dramatiques, effleure à peine l’épaule massive de Kapok. Ce qui aurait constitué une blessure sérieuse pour un homme ordinaire ne provoque chez le géant qu’un tressaillement à peine perceptible. Il demeure immobile, impassible, ses yeux noirs fixés sur Hervé avec une intensité qui promet des représailles terribles.
Eugène, de son côté, découvre que la fortune sourit parfois aux audacieux les plus inattendus. Sa porte révèle également un adversaire turc, mais celui-ci, contrairement à Kapok, a eu le temps de s’armer d’une épée au tranchant redoutable. La lame, brandie avec une expertise évidente, menace de transformer notre élégant dandy en charpie sanglante.
Mais c’est là qu’Eugène révèle une facette totalement inattendue de sa personnalité. L’homme que nous connaissions pour ses affectations de salon, ses prétentions occultistes et son goût pour la théâtralité, manifeste soudain un courage physique qui nous laisse tous pantois. Abandonnant instantanément ses airs de grand seigneur, il se mue en véritable fauve, bondissant sur son agresseur avec une témérité qui frise l’inconscience.
Le risque est énorme : se précipiter ainsi sur un homme armé d’une épée équivaut à un suicide programmé. Mais Eugène, dans un mouvement d’une audace magistrale, parvient non seulement à éviter l’estocade mortelle, mais également à s’emparer de l’arme dans une prouesse athlétique dont je ne l’aurais jamais cru capable. Cette transformation du charlatanisme de salon en courage extrême nous démontre que l’homme recèle parfois des ressources insoupçonnées face au péril mortel.
Cependant, c’est la scène qui se déroule devant mes yeux qui me frappe de stupeur et d’horreur. Le Fez écarlate de Myers vient de tomber au sol, roulant sur le plancher du couloir comme un fruit maudit détaché de son arbre vénéneux. Cette chute, qui pourrait sembler anodine à l’observateur non averti, déclenche en moi une série d’associations d’idées terrifiantes.
Immédiatement, ma mémoire me ramène à ces événements dramatiques de Londres, quelques jours auparavant, lorsque Matthew Pook avait subi la même terrible métamorphose après avoir perdu contact avec son couvre-chef maudit. Je sais maintenant ce qui va suivre, et cette prescience me glace jusqu’aux os.
Et effectivement, sous mes yeux ébahis et horrifiés, Myers commence sa transformation abominable. Son corps, déjà affaibli par l’influence prolongée du Fez, se convulse dans des spasmes qui n’ont plus rien d’humain. Sa bouche s’élargit de manière contre-nature, se déformant pour laisser place à cette langue démesurée qui constitue la caractéristique la plus terrifiante de ces créatures maudites.
L’appendice charnel, d’une longueur impossible selon les lois de l’anatomie conventionnelle, jaillit de sa gorge comme un serpent hideux. Sa surface, luisante d’une mucosité répugnante, claque déjà dans l’air avec la précision d’un fouet mortel. La bête — car il ne s’agit plus véritablement de Myers — se dresse devant moi, ses yeux révulsés ne reflétant plus aucune trace d’humanité.
Dans un mouvement d’une vitesse surnaturelle, la créature se rue sur moi, sa langue-fouet sifflant dans l’air avec une précision meurtrière. Seul un réflexe instinctif, puisé dans je ne sais quelles réserves primitives de mon système nerveux, me permet d’esquiver cette première attaque. Je recule précipitamment, cherchant désespérément à mettre une distance salvatrice entre cette abomination et ma personne.
Alfred, faisant preuve d’une présence d’esprit remarquable, vient immédiatement à mon secours. Sa balle, tirée avec toute la précision que permettent les circonstances chaotiques, atteint la créature en plein visage. L’impact est spectaculaire : la moitié du crâne de l’ancien Myers explose dans une gerbe de sang et de matière cérébrale qui éclabousse les parois du couloir.
Mais cette blessure, qui aurait été instantanément mortelle pour n’importe quel être vivant, ne semble affecter la bête que de manière superficielle. Malgré sa face à demi détruite, elle continue d’avancer vers nous avec cette détermination implacable qui caractérise les entités revenues d’outre-tombe. Sa langue continue de claquer dans l’air, indifférente aux dégâts subis par son enveloppe charnelle.
Comprenant que ma position devient intenable, je recule précipitamment vers la cabine de Menkaph, cherchant un abri temporaire qui me permettrait de laisser passer Robie et sa dague — seule arme dont nous sachions qu’elle puisse véritablement affecter ces créatures surnaturelles. Cette retraite stratégique me permet également d’évaluer l’ensemble de la situation tactique qui se développe autour de nous.
Robie, émergeant de la cabine de Menkaph avec la célérité d’un félin, bondit immédiatement sur le serviteur non-vivant qui me menace. Sa dague mystérieuse, brandie avec l’expertise d’un combattant né, trouve sa cible dans un enchaînement parfait de mouvements fluides. L’arme mord profondément dans la chair corrompue, et pour la première fois depuis le début de sa transformation, le monstre vacille sous l’impact.
Cette réaction différente confirme les propriétés particulières de la dague du Baron. Là où les balles conventionnelles se révèlent inefficaces, l’arme mystique manifeste une capacité destructrice réelle contre ces créatures d’essence surnaturelle. Robie, exploitant cet avantage avec un acharnement méthodique, multiplie les coups, chacun arrachant à la bête des réactions de plus en plus marquées.
Pendant ce temps, Hervé maintient courageusement sa position face à l’imperturbable Kapok. Son second tir atteint effectivement sa cible, mais le géant turc demeure debout, impassible, comme si la douleur physique ne constituait pour lui qu’une sensation mineure. Il avance lentement mais inexorablement vers notre détective, dégageant une aura de menace qui compense largement sa vélocité réduite.
La situation d’Eugène, malgré sa prouesse initiale, se détériore rapidement. Bien qu’il ait réussi à s’emparer de l’épée de son adversaire, il ne possède manifestement pas la maîtrise nécessaire pour exploiter cet avantage. Le Turc, débarrassé de son arme mais nullement découragé, utilise désormais ses poings comme des marteaux-pilons, transformant notre malheureux dandy en punching-ball humain.
C’est alors qu’Églantine, n’écoutant que son grand cœur et son courage naturel, se précipite dans la mêlée pour porter secours à son ami. Cette intervention, motivée par la plus noble des intentions, témoigne d’un héroïsme qui transcende toute considération tactique. Ne doutant de rien, elle frappe de ses petits poings menus le Turc sauvage, espérant sans doute détourner son attention de sa victime.
Hélas, cette attaque courageuse mais disproportionnée ne produit aucun effet sur l’adversaire d’Eugène. L’homme, à peine conscient de cette intervention féminine, se contente de balayer Églantine d’un revers de la main. Le coup, porté sans même qu’il daigne la regarder, la projette brutalement contre la paroi du couloir, où elle s’affaisse avec un gémissement de douleur.
Cette vision d’Églantine malmenée décuple ma rage et ma détermination. Voir cette femme extraordinaire, qui incarne tout ce qu’il y a de noble et de pur dans notre humanité menacée, brutalisée par ces brutes épaisses éveille en moi des instincts vengeurs que je ne me connaissais pas.
Robie, pendant ce temps, poursuit son duel acharné contre la créature de Myers. À force de persévérance et d’une technique de combat remarquable, il parvient finalement à porter le coup de grâce à l’abomination. La dague mystérieuse, pénétrant une dernière fois dans la chair corrompue, provoque l’effondrement définitif du monstre. La bête s’écroule dans un râle final, sa forme se désagrège progressivement, et bientôt il ne reste plus sur le sol du couloir qu’un amas de chair inerte qui n’évoque plus que vaguement la silhouette humaine qu’elle fut jadis.
Dans le chaos de la bataille, un détail amusant mais révélateur attire mon attention. Le comte Egorov, ce riche Russe dont les frasques amoureuses avaient tant alimenté les ragots du train, entrouvre prudemment sa porte pour observer les événements. Ses yeux s’écarquillent devant le spectacle de violence qui se déroule dans le couloir, mais sa réaction est d’une lâcheté exemplaire : après une évaluation rapide de la situation, il referme précipitamment sa porte et se calfeutre dans sa cabine, préférant manifestement ignorer ces désagréments plutôt que de s’y impliquer d’une quelconque manière.
Alfred, démontrant une fois de plus sa solidarité envers ses compagnons d’armes, se retourne vers Kapok pour seconder Hervé dans son combat inégal. Sa balle trouve sa cible et blesse effectivement le colosse, mais celui-ci semble posséder une résistance physique qui défie l’entendement. Malgré les impacts répétés, il demeure debout, menaçant, prêt à distribuer la mort de ses mains nues.
La riposte de Kapok ne se fait pas attendre. Avec une précision qui témoigne de son expérience combative, il tire à son tour et atteint Alfred à la jambe. Notre brave ingénieur vacille sous l’impact, mais parvient à demeurer debout, serrant les dents pour ne pas crier sa douleur.
C’est dans cette confusion générale que je saisis l’opportunité de mener à bien l’objectif principal de notre mission. Me précipitant dans la cabine de Menkaph, je me lance à la recherche frénétique du livre tant convoité. Mes mains fouillent rapidement les bagages éparpillés, renversent les objets personnels, explorent chaque recoin susceptible de dissimuler le précieux ouvrage.
Et finalement, dans une malle de cuir ouvragé, mes doigts se referment sur l’objet de tant de convoitises : “Les Murmures du Fez”. Le livre, d’un format relativement modeste mais d’un poids surprenant, dégage immédiatement une aura d’ancienneté et de mystère qui me fait frissonner. Sa simple possession semble modifier l’atmosphère de la cabine, comme si l’air lui-même devenait plus dense, plus lourd de promesses terrifiantes.
Mais ma mission ne s’arrête pas là. Dans l’optique de porter secours à Miss Myers, qui vient d’assister impuissante à la mort atroce de son jeune époux, je me prépare à pénétrer dans la cabine adjacente. Ne sachant pas à quoi m’attendre — car je redoute de découvrir quelque autre suppôt de l’ombre dans ces lieux maudits — je m’empare également de la dague de Menkaph, gisant au sol près du corps de son ancien propriétaire.
L’arme ne me procure aucune sensation particulière lorsque je la saisis, contrairement à la dague mystérieuse du Baron qui pulsait d’énergie occulte entre mes mains.
Avec la plus grande appréhension, j’ouvre la porte communicante entre les deux cabines, craignant de découvrir quelque nouvelle horreur tapie dans l’obscurité. Mes nerfs, tendus à l’extrême par les événements de cette nuit cauchemardesque, me préparent au pire.
Mais heureusement, seule Miss Myers occupe la cabine, et la pauvre femme se trouve dans un état qui inspire immédiatement la pitié la plus profonde. Saisie d’horreur et plongée dans une hystérie compréhensible après avoir été témoin de la transformation abominable de son mari, elle sanglote convulsivement, ses épaules secouées par des spasmes de chagrin et de terreur mêlés.
Sans hésiter, je me précipite vers elle pour la prendre dans mes bras, tentant de lui offrir ce réconfort humain qui seul peut apaiser, même temporairement, l’ampleur de son traumatisme. Sa détresse est si poignante, si absolue, qu’elle transcende toutes les barrières sociales et linguistiques pour toucher directement au cœur de notre compassion commune.
Dans la confusion la plus totale qui règne dans le couloir, un événement pour le moins surprenant vient clore cette phase de notre bataille nocturne. Le Turc qui affrontait Eugène, sans doute découragé par la résistance inattendue qu’il rencontre et peut-être alerté par les cris d’agonie de ses compagnons, prend une décision radicale : il préfère la fuite par la fenêtre de son wagon !
Cette solution d’évasion, pour le moins spectaculaire, nous laisse tous pantois. L’homme, préférant affronter les dangers d’un saut dans la nuit depuis un train en marche plutôt que de poursuivre un combat qu’il pressent perdu d’avance, disparaît dans l’obscurité extérieure.
Avec cette fuite rocambolesque, la bataille touche enfin à sa fin. L’écho des dernières détonations s’estompe progressivement, remplacé par les gémissements des blessés et les respirations haletantes de ceux qui ont survécu à cette confrontation épique. Notre victoire, si elle peut être qualifiée ainsi au regard des traumatismes subis, n’en constitue pas moins un succès tactique incontestable.
Je conduis immédiatement Miss Myers vers notre cabine, souhaitant l’éloigner au plus vite de ce carnage et l’aider à entamer le difficile processus de deuil qui l’attend. Dans ce sanctuaire relatif, à l’abri des regards et du spectacle d’horreur qui jonche le couloir, elle pourra peut-être commencer à panser les blessures psychologiques que cette nuit atroce a infligées à son âme.
Pendant ce temps, le reste de notre compagnie s’attelle à une tâche aussi nécessaire que répugnante : fouiller de fond en comble les cabines de la délégation turque pour s’assurer qu’aucun élément dangereux n’a échappé à notre attention. Cette inspection méthodique révèle une découverte aussi troublante qu’inquiétante : deux autres Fez, apparemment tout aussi maléfiques que celui que nous détenions déjà.
Cette multiplication des artefacts maudits me confirme dans mes soupçons les plus sombres concernant l’ampleur de la conspiration cosmique à laquelle nous sommes confrontés. Si j’avais anticipé la présence de celui porté par Myers — car les symptômes de sa détérioration physique ne laissaient guère de doute sur sa condition —, la découverte d’un troisième exemplaire me remplit d’une inquiétude nouvelle.
Combien d’autres de ces reliques infernales circulent-elles à travers le monde ? Combien de victimes innocentes subissent-elles en ce moment même l’influence corruptrice de ces couvre-chefs maudits ? La perspective que notre confrontation de ce soir ne constitue qu’un épisode mineur dans un conflit d’ampleur planétaire me donne le vertige.
Fort heureusement, l’expérience acquise ces derniers jours me dicte la conduite à tenir. Je m’empresse de faire ranger ces deux nouveaux Fez dans la même boîte à chapeaux que le premier, espérant que cette mesure de confinement limitera leur influence néfaste sur notre groupe. Car si notre exposition prolongée à un seul artefact a déjà produit des effets perturbants sur certains d’entre nous, je n’ose imaginer les conséquences d’une proximité avec trois de ces objets maudits.
Nos compagnons procèdent également à un “nettoyage” complet des lieux, tâche ingrate mais indispensable pour dissimuler les traces de notre confrontation nocturne. Les corps et autres vestiges sanglants de l’affrontement sont méthodiquement évacués par les fenêtres du train, disparaissant dans la nuit européenne sans laisser de témoignage compromettant à bord. Cette élimination des preuves, si elle heurte ma conscience morale, s’impose comme une nécessité absolue pour éviter les complications judiciaires qui ne manqueraient pas de surgir si les autorités découvraient ce massacre.
Que dire d’autre, au terme de cette nuit éprouvante, sinon que notre action se conclut par une brillante réussite ! Cette victoire, nous la devons avant tout au virevoltant et très courageux Robie, qui a su démontrer des qualités de combattant exceptionnel en éliminant à lui seul le redoutable Menkaph et l’abominable créature qui fut jadis Myers. Son courage, sa dextérité martiale et sa maîtrise de la dague mystérieuse ont fait la différence cruciale dans cette confrontation où nos vies se jouaient à chaque instant.
Je m’efforce de calmer Miss Myers du mieux que mes capacités le permettent, utilisant un peu de l’opium de notre cher Alfred pour apaiser ses souffrances psychologiques les plus aiguës. Cette substance, si destructrice lorsqu’elle devient une habitude, peut parfois servir d’ange gardien pour les âmes brisées par des traumatismes dépassant l’entendement humain. Sous l’influence du narcotique, elle finit par se laisser emporter dans des songes que j’espère bienfaisants, qui lui offriront un répit temporaire à ses tourments.
Tandis qu’elle repose enfin paisiblement, je me consacre à l’examen du livre maudit, objet de tant de convoitises et de toutes nos recherches : “Les Murmures du Fez”. Cet ouvrage, pour lequel des hommes sont morts et d’autres ont sombré dans la folie, repose maintenant entre mes mains tremblantes, prêt à révéler ses secrets terrifiants.
Simultanément, Robie révèle une facette totalement inattendue de sa personnalité. En plus d’être un combattant extraordinaire, il se révèle également un soigneur merveilleux, prodiguant des soins miraculeusement efficaces à tous nos valeureux blessés. Ses mains, si redoutables au combat, deviennent d’une délicatesse infinie lorsqu’il s’agit de panser les plaies et d’apaiser les douleurs. Cette dualité entre destruction et guérison, entre violence et compassion, en fait un être d’exception dont la complexité ne cesse de m’étonner.
Le livre lui-même constitue un artefact d’une étrangeté confondante. Rédigé en de nombreuses langues et dialectes, il présente un kaléidoscope linguistique que je reconnais partiellement sans être dans la capacité de tout comprendre. Du persan ancien, de l’arabe classique, du turc ottoman, et bien d’autres idiomes s’entremêlent dans ses pages jaunies par les siècles. Cette diversité linguistique témoigne d’une tradition occulte qui transcende les frontières nationales et culturelles, suggérant une sagesse — ou une malédiction — universelle.
Plus troublant encore, le livre semble relié dans une matière étrange qui s’apparente fort à la substance composant les Fez Rouge Sang eux-mêmes. Cette similarité tactile éveille en moi des soupçons quant à l’origine véritable de ces artefacts. Sont-ils tous issus du même processus de fabrication maudit ? Participent-ils d’une même essence maléfique qui se manifeste sous différentes formes ?
L’examen plus approfondi révèle que l’ouvrage comporte deux parties distinctes, aussi différentes dans leur nature que dans leurs effets sur ma psyché. La première section me paraît relativement déchiffrable, moyennant une étude approfondie et certainement longue. Les caractères, bien qu’anciens et parfois altérés par le temps, demeurent dans le domaine du compréhensible pour un linguiste patient et méticuleux.
Mais c’est la seconde partie qui me plonge dans un abîme de perplexité et d’angoisse. Elle recèle des caractères ou symboles totalement indéchiffrables, qui ne correspondent à aucun système d’écriture connu : ni cunéiforme, ni cyrillique, ni arabe, ni même les hiéroglyphes égyptiens que j’ai eu l’occasion d’étudier. Ces signes semblent appartenir à une forme de communication qui dépasse les capacités conceptuelles humaines, comme s’ils avaient été conçus par des intelligences fondamentalement différentes de la nôtre.
Le simple regard porté sur ces symboles me cause un malaise étrange et terrible qui, même si je n’en comprends pas le sens, m’hypnotise presque malgré moi. Une fascination morbide m’attire vers ces lignes maudites, comme si elles exerçaient une attraction magnétique sur ma conscience. Je pressens avec une certitude viscérale que l’innommable se cache dans ces caractères impossibles, qu’ils recèlent des vérités si fondamentalement étrangères à l’esprit humain que leur simple compréhension pourrait conduire à la folie pure.
Et pourtant, dans un élan de lucidité préservatrice, je réalise que mon incapacité à déchiffrer ces symboles constitue peut-être une bénédiction déguisée. Car si je ne sais comment les interpréter — et peut-être est-ce infiniment mieux ainsi pour mon psychisme et ma santé mentale — leur seule contemplation suffit déjà à ébranler les fondements de ma raison. Quelle serait donc l’effet de leur compréhension complète sur un esprit mortel tel que le mien ? Cette sensation d’attraction irrésistible s’accompagne d’un phénomène encore plus troublant : je commence à réentendre distinctement les chuchotements des Fez dans mon esprit.
Ces murmures, d’abord à peine perceptibles comme un souffle lointain, gagnent progressivement en intensité jusqu’à devenir une véritable cacophonie mentale. Des voix multiples, parlant dans des langues que je ne reconnais pas mais dont je comprends obscurément le sens, s’entremêlent dans ma conscience pour former un chœur dissonant d’une beauté terrifiante.
Plus alarmant encore, ces voix s’accompagnent d’une envie quasi irrésistible de m’emparer des Fez contenus dans leur boîte de confinement. Mes mains tremblent d’un désir que ma raison condamne mais que mon corps semble approuver instinctivement. Cette attraction physique, cette compulsion tactile, me rappelle douloureusement les témoignages de Matthews Pook et des autres victimes que nous avons observées.
Suis-je en train de suivre le même chemin funeste ? Mon exposition prolongée à ces artefacts, combinée à l’étude intensive de ce livre maudit, est-elle en train de corrompre progressivement ma substance mentale ? Cette perspective me terrife bien plus que tous les dangers physiques que nous avons affrontés jusqu’à présent.
C’est alors que la compréhension frappe mon esprit avec la force d’une révélation apocalyptique. Je comprends enfin pourquoi ce livre porte le nom de “Murmures du Fez” ! Il ne s’agit pas simplement d’un titre métaphorique ou poétique, mais d’une description littérale d’un phénomène physique réel. Le livre lui-même génère, amplifie ou canalise les chuchotements émanant des artefacts maudits, créant un cercle vicieux d’influence corruptrice.
Cette découverte, loin de me rassurer, accroît mon angoisse de manière exponentielle. Car si le livre agit effectivement comme un catalyseur ou un amplificateur de l’influence des Fez, alors ma simple possession de l’ouvrage me place dans un danger immédiat et permanent. Chaque seconde passée en sa compagnie pourrait accélérer ma propre transformation en l’une de ces créatures que nous combattons.
Cette nuit d’action et de révélations touche à sa fin, mais je pressens qu’elle ne marque qu’un commencement dans notre confrontation avec des forces qui dépassent l’entendement humain. Nous avons remporté une victoire tactique, certes, mais à quel prix ? Et surtout, cette victoire n’est-elle qu’une étape vers une corruption plus profonde qui nous guette tous ?
Je referme précipitamment le livre maudit, et immédiatement les chuchotements cessent, me procurant un soulagement aussi intense qu’inattendu. Cette découverte confirme de manière terrifiante pourquoi ce livre porte le nom de “Murmures du Fez” ! Il ne s’agit pas simplement d’un titre métaphorique ou poétique, mais d’une description littérale d’un phénomène physique réel qui se manifeste à la simple contemplation de ses pages maudites.
Tandis que l’Orient Express poursuit sa course inexorable vers Constantinople, transportant dans ses entrailles d’acier trois Fez maudits et un livre aux pouvoirs terrifiants, je ne peux m’empêcher de me demander si nous sommes véritablement les héros de cette histoire, ou simplement les prochaines victimes d’une malédiction plus ancienne que la civilisation elle-même.