Journal de bord de Patrice Beaumain (5) : Explorations Londoniennes !

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13 novembre 1893 – Suite des événements nocturnes

 Le salon du professeur Julius Smith, avec ses boiseries anciennes et ses étagères croulant sous le poids de grimoires aux reliures usées, nous entourait d’une chaleur factice qui ne parvenait guère à dissiper l’angoisse qui planait parmi nous. Les flammes dansantes dans l’âtre projetaient des ombres mouvantes sur nos visages creusés par la fatigue, révélant les stigmates de nos récentes confrontations avec l’ineffable.

Le Fez maudit avait regagné sa prison métallique, enfermé dans le coffre dont les ferrures patinées semblaient frémir sous l’effet d’une pulsation imperceptible. Pourtant, malgré les verrous et les sceaux, son influence persistait dans l’atmosphère comme un miasme tenace, invisible mais palpable. Les regards fuyants de mes compagnons trahissaient leur malaise.

Alfred Dupois, qui avait commis l’imprudence de toucher l’objet de ses mains nues, semblait particulièrement affecté. Son regard hagard errait sans cesse vers le mur derrière lequel reposait le coffre, comme si quelque chose l’appelait sans relâche. Il porta plusieurs fois sa main à son oreille, dans un geste machinal, comme pour chasser un murmure importun.

“Ces chuchotements… ils ne cessent jamais,” marmonna-t-il, brisant momentanément le silence oppressant qui régnait dans la pièce.

Hervé Durand et Robbie, bien qu’ils s’efforçassent de le dissimuler, présentaient des symptômes similaires. Leurs mouvements saccadés, leurs regards inquiets, cette façon qu’ils avaient de sursauter au moindre craquement du parquet trahissaient une perturbation profonde.

Une illumination soudaine me traversa l’esprit, déchirant le voile de confusion qui m’enveloppait depuis notre retour. Les trois hommes les plus affectés par l’influence du Fez étaient précisément ceux qui avaient affronté la créature ! Cette coïncidence ne pouvait être fortuite. Quelque lien obscur unissait manifestement les combattants à l’artefact maudit. Je gardai cette observation pour moi-même, redoutant l’effet que pourrait avoir cette révélation sur mes compagnons déjà éprouvés.

“Nous devons établir un plan d’action pour demain,” déclara Smith en ajustant nerveusement son monocle. “L’inaction ne ferait que nous exposer davantage aux forces qui cherchent à nous atteindre.”

La proposition fut accueillie avec un soulagement manifeste. L’idée d’agir, de reprendre l’initiative, agissait comme un baume sur nos esprits tourmentés.

“Je propose que nous nous divisions en trois équipes,” poursuivit le professeur. “J’ai besoin de consulter certains volumes à l’Oriental Club, et j’aurai besoin d’une protection.”

“Je vous accompagnerai,” s’empressa de proposer Roubonie, dont les poings se serrèrent instinctivement. Sa carrure imposante et ses antécédents de pugiliste en faisaient effectivement le garde du corps idéal.

La délicate Églantine Hugel, dont la beauté éthérée semblait presque incongrue dans ce contexte de tension morbide, prit la parole de sa voix mélodieuse qui contrastait avec la gravité de ses propos :

“Je dois me rendre au logement de Matthew Pook. Il pourrait y subsister des résidus fluidiques ou des émanations psychiques susceptibles de nous éclairer sur la nature exacte de… ce que nous avons affronté.”

Eugène Pressi, avec cette élégance affectée qui caractérisait chacun de ses gestes, s’inclina légèrement :

“Je vous escorterai, Mademoiselle. Ma connaissance des cercles ésotériques pourrait s’avérer utile pour interpréter les éventuels signes occultes.”

“Je vous accompagnerai également,” ajouta Alfred, dont le regard s’était momentanément éclairci à l’idée de s’éloigner du Fez.

Quant à moi et Hervé, notre mission serait de suivre la piste du mystérieux meurtre du collectionneur de couvre-chefs, dont l’article de journal mentionnait spécifiquement un intérêt pour les Fez. Coïncidence supplémentaire dans cette affaire qui semblait en tisser un réseau de plus en plus complexe.

Le plan ainsi établi, notre assemblée se dispersa graduellement. Roubonie et Smith, devant se lever aux aurores pour leur expédition à l’Oriental Club, furent les premiers à nous quitter. Leurs pas lourds résonnèrent dans l’escalier tandis qu’ils regagnaient leurs chambres respectives.

Églantine, dont la pâleur semblait accentuée par la lumière vacillante des bougies, se retira à son tour, suivie d’Alfred qui, en passant près du mur derrière lequel reposait le coffre, ralentit imperceptiblement, comme attiré par une force invisible, avant de secouer vigoureusement la tête et de s’éloigner d’un pas précipité.

Seuls Hervé, Eugène et moi-même demeurâmes dans le salon, trouvant dans la compagnie l’un de l’autre et dans le divin brandy de Julius un réconfort bienvenu. La liqueur ambrée, servie dans des verres en cristal taillé qui captaient et démultipliaient la lueur des flammes, dégageait un arôme riche et complexe qui semblait momentanément éloigner les ombres.

“À la santé de ceux qui osent regarder au-delà du voile,” proposa Eugène en levant son verre.

“Et à leur santé mentale,” compléta Hervé avec un rire nerveux qui trahissait sa tension sous-jacente.

Les heures s’écoulèrent, ponctuées de discussions où s’entremêlaient considérations métaphysiques et anecdotes plus légères, dans une tentative désespérée de maintenir à distance l’horreur qui nous avait frôlés. Le niveau de la bouteille baissait inexorablement, tout comme ma capacité à maintenir une pensée cohérente.

Ce n’est que lorsque les premières lueurs grises de l’aube commencèrent à filtrer à travers les rideaux de velours que je me décidai, l’esprit embrumé et les jambes vacillantes, à regagner ma chambre. Mon dernier souvenir de cette interminable nuit fut l’impression fugace que les murs du couloir semblaient onduler autour de moi, comme animés d’une vie propre – effet du brandy, sans doute, et non d’une quelconque influence surnaturelle. Du moins était-ce la conviction à laquelle je m’accrochais désespérément tandis que je sombrais dans un sommeil peuplé de silhouettes furtives et de murmures indistincts.

Dimanche 13 novembre, 6h30

 Je m’éveillai avec cette clarté surnaturelle que procure parfois une nuit trop courte suivant une consommation excessive d’alcool. Un silence ouaté régnait dans la demeure de Smith, seulement troublé par le tic-tac lancinant d’une horloge comtoise et le crépitement discret des dernières braises dans la cheminée du salon.

Profitant de cette quiétude provisoire, j’entrepris de coucher sur le papier les événements extraordinairement horrifiques de la veille, malgré la bouche pâteuse et le léger bourdonnement qui habitait mon crâne – tributs inévitables rendus au brandy de notre hôte, et non, je m’en assurai mentalement, à une quelconque influence du sombre artefact qui avait croisé notre route.

La plume grattant le papier produisait un son étrangement apaisant dans le silence matinal. Ma chronique achevée, je me décidai à quitter le refuge de ma chambre. Mon apparition dans le couloir sembla agir comme un signal mystérieux, car presque immédiatement, les portes d’Églantine et d’Alfred s’ouvrirent simultanément, révélant leurs occupants aux traits tirés mais aux yeux alertes.

Le spectacle qui nous attendait dans le salon aurait pu prêter à sourire en d’autres circonstances. Hervé et Eugène gisaient, affalés dans des postures improbables sur les fauteuils en cuir de Smith, leurs ronflements sonores formant un duo dissonant qui résonnait sous les hauts plafonds ornés de moulures. Entre eux, sur la table basse en acajou, trônait la bouteille de brandy désormais vide, témoignage silencieux de leur nuit d’excès.

“Avachis comme des porcs,” commenta Églantine avec une moue désapprobatrice qui contrastait avec la douceur habituelle de son expression.

Nous mîmes un terme à leur sommeil alcoolisé, non sans quelque difficulté, puis nous dirigeâmes vers la salle à manger où nous attendait un petit déjeuner substantiel, préparé par la gouvernante discrète de Smith. Le café noir et brûlant sembla ramener progressivement nos compagnons dans le monde des vivants, bien que leurs regards demeurassent voilés par les brumes résiduelles de l’alcool.

Au cours du repas, les confidences d’Alfred et d’Hervé confirmèrent mes soupçons. Leur nuit avait été peuplée de murmures étranges, de voix insidieuses chuchotant à la lisière de leur conscience des promesses et des menaces qu’ils ne parvenaient pas à formuler clairement. Une sueur froide perla sur mon front à l’idée que Robbie, qui accompagnait désormais Smith, avait probablement enduré le même tourment.

“Le Fez,” murmura Églantine, donnant voix à la pensée qui nous habitait tous. “Son influence s’étend au-delà des barrières physiques du coffre.”

La jeune femme, dont les talents médiumniques ne faisaient aucun doute à mes yeux, se leva avec une détermination soudaine.

“Je dois vérifier quelque chose,” annonça-t-elle avant de quitter précipitamment la pièce.

Nous la suivîmes, intrigués, jusqu’à la bibliothèque où reposait le coffre métallique. Là, Églantine ferma les yeux, étendant ses mains dans un geste qui évoquait celui d’un chef d’orchestre cherchant à capter les vibrations d’une musique silencieuse.

Son visage, habituellement d’une sérénité contemplative, se transforma sous nos yeux incrédules. Une expression de stupeur, presque d’effroi, s’y peignit tandis qu’elle rouvrait brusquement les paupières, révélant des iris dilatés par la surprise.

“Je ne ressens… rien,” articula-t-elle avec difficulté. “Ni chaleur, ni froid, ni présence. Seulement… le vide. Le néant absolu.”

Cette révélation provoqua un silence pesant parmi nous. Si le Fez n’était plus dans le coffre, où pouvait-il bien se trouver ? La conclusion s’imposa d’elle-même à mon esprit : Smith avait dû l’emporter, jugeant sans doute trop risqué de le laisser sans surveillance. La présence de Robbie à ses côtés me rassurait quant à sa sécurité immédiate.

Tandis que mes compagnons débattaient de la signification de cette découverte, je fus irrésistiblement attiré par la porte entrouverte du bureau adjacent de Smith. La tentation était trop forte pour ma nature curieuse. Prétextant vouloir examiner le coffre plus attentivement, je me glissai dans la pièce, jetant un regard rapide mais méthodique sur l’espace de travail du professeur.

Ce que j’y découvris – ou plutôt ce que je n’y découvris pas – me surprit. Loin de l’ordre méticuleux auquel on aurait pu s’attendre de la part d’un universitaire réputé, le bureau de Smith présentait un désordre monumental. Des piles de livres aux reliures anciennes s’élevaient en colonnes instables, des manuscrits annotés s’éparpillaient sur toutes les surfaces disponibles, et des feuillets couverts d’une écriture nerveuse et saccadée jonchaient le sol comme des feuilles mortes après une tempête automnale.

Rien de véritablement inhabituel dans ce chaos organisé, si ce n’était précisément cette apparente absence de méthode qui contrastait si violemment avec la rigueur intellectuelle dont faisait habituellement preuve notre hôte. Cette incohérence mineure s’ajoutait au catalogue grandissant des anomalies que nous rencontrions depuis le début de cette affaire.

Un soudain sentiment de culpabilité m’envahit. J’étais en train d’espionner le sanctuaire privé d’un ami, profitant indûment de son absence. Ce comportement, si contraire à mes principes habituels, me fit prendre conscience de l’influence insidieuse que cette enquête exerçait déjà sur mon esprit. Je quittai précipitamment la pièce, refermant soigneusement la porte derrière moi.

Mon retour dans la bibliothèque sembla servir de signal à notre assemblée. L’heure était venue de nous séparer pour suivre les pistes que nous avions identifiées.

“Soyez prudents,” nous recommanda Églantine tandis qu’elle ajustait son chapeau. “Et quoi qu’il arrive, méfiez-vous des apparences. Rien dans cette affaire n’est ce qu’il semble être.”

Sur ces paroles prophétiques, nous nous séparâmes : Églantine, Eugène et Alfred d’un côté, Hervé et moi de l’autre, tous unis dans notre quête de vérité, mais chacun désormais livré aux périls spécifiques de sa mission.

La matinée grise de Londres s’étendait comme un linceul sur l’horizon tandis que Hervé et moi quittions la demeure du Professeur Smith. De lourds nuages chargés de menaces planaient au-dessus de nos têtes, semblant présager les sombres découvertes qui nous attendaient. Nous avions pour destination les lieux du crime relaté dans l’article de journal découvert chez notre hôte — un meurtre dont le lien avec notre propre affaire semblait se préciser à chaque instant.

Notre cab traversa une succession de quartiers dont l’opulence décroissait à mesure que nous nous éloignions du centre. Le contraste entre les demeures élégantes de Belgravia que nous venions de quitter et les ruelles souillées où nous pénétrions maintenant était saisissant, presque douloureux dans sa brutalité. Nous descendions les échelons d’une échelle sociale implacablement stratifiée, observant la dégradation progressive des façades et des êtres qui les habitaient.

Notre destination se trouvait dans l’une des zones les plus délabrées de Londres, un quartier misérable dont la désolation semblait avoir été parachevée par quelque catastrophe oubliée. À l’exception des quelques habitations qui subsistaient miraculeusement le long des berges de la Tamise, tout n’était que ruines et désolation. Le fleuve lui-même, d’un gris plombé, charriait les déchets industriels et les relents pestilentiels de la métropole, créant une atmosphère suffocante qui prenait à la gorge.

“C’est là,” murmurai-je à Hervé en désignant une bâtisse décrépite dont la silhouette se découpait contre le ciel menaçant.

La demeure du collectionneur assassiné se distinguait à peine de ses voisines, toutes marquées par le même sceau implacable de la misère urbaine. Seule la présence d’un policier britannique — un “bobby” comme les appellent les locaux — devant l’entrée attestait de son statut particulier de scène de crime.

L’agent, engoncé dans son uniforme sombre, arborait cette expression de sévérité calculée que seuls les représentants de l’ordre public britannique semblent capables de cultiver. Sa stature rigide et son regard glacial formaient une barrière plus efficace que n’importe quelle clôture matérielle.

Hervé et moi échangeâmes un regard rapide, silencieusement complices dans notre évaluation de la situation. Plutôt que de recourir à quelque subterfuge ou tentative d’infiltration par l’arrière — approche qui nous avait traversé l’esprit — nous optâmes pour la franchise directe. Après tout, n’étions-nous pas, sinon dans notre droit, du moins animés des intentions les plus nobles ?

Mon compagnon, ajustant sa veste avec cette précision cérémonieuse qui caractérise souvent ses moments de tension, s’avança vers le représentant de l’ordre. La démarche assurée d’Hervé, sa moustache impeccablement entretenue et son allure déterminée lui conféraient cette aura d’autorité que j’ai toujours secrètement enviée. D’un geste qui se voulait nonchalant, il exhiba sa carte de détective français.

“Bonjour, Monsieur l’Agent,” entama-t-il dans un anglais dont l’accent français s’accentuait proportionnellement à sa nervosité grandissante. “Hervé Durand, détective privé, en provenance de Paris. Je suis ici dans le cadre d’une enquête internationale qui pourrait avoir des ramifications avec cette regrettable affaire.”

Le policier toisa Hervé avec un mélange de suspicion et d’ennui poli qui semblait indiquer qu’il avait déjà dû repousser nombre de curieux depuis sa prise de poste.

“Une enquête internationale, dites-vous ? Et quelle serait la nature de cette… enquête ?”

La conversation s’enlisa rapidement. Chaque tentative d’Hervé pour établir sa légitimité semblait le conduire plus profondément dans un marécage d’explications confuses. Son éloquence habituelle cédait progressivement la place à un bafouillage désorganisé, tandis que le bobby, tel Cerbère gardant les portes des Enfers, demeurait impassible dans son refus.

Observant cette débâcle verbale, je décidai d’intervenir avant que la situation ne devienne irrémédiablement compromise. M’avançant aux côtés d’Hervé, j’adoptai cette expression de déférence respectueuse que l’expérience m’a enseigné être particulièrement efficace auprès des figures d’autorité.

“Monsieur l’Agent,” commençai-je d’une voix posée, “permettez-moi de clarifier notre situation. Nous sommes ici mandatés par le Professeur Julius Smith, éminent membre du corps enseignant du City and Guilds College de Londres et personnalité respectée de l’Oriental Club.”

Le nom de Smith produisit l’effet escompté. Je perçus une infime relaxation dans la posture rigide du policier — un détail imperceptible pour un observateur ordinaire, mais révélateur pour mon œil exercé de journaliste.

“Le Professeur Smith,” poursuivis-je, enhardi par ce premier signe positif, “poursuit des recherches d’une importance capitale sur les couvre-chefs orientaux, et tout particulièrement sur les fez de la collection du regretté Monsieur Devore.”

Je marquai une pause calculée, observant l’effet de mes paroles sur le gardien en uniforme. Son visage demeurait impassible, mais quelque chose dans son regard s’était modifié.

“Je tiens d’ailleurs à vous féliciter pour l’excellence de votre travail de surveillance. La rigueur britannique en matière de préservation des scènes de crime est un modèle que nous autres Français gagnerions à imiter.”

Cette flatterie, aussi transparente fût-elle, sembla toucher une corde sensible chez notre interlocuteur, dont la posture se détendit imperceptiblement.

“Nous comprenons parfaitement,” continuai-je, “l’importance de préserver l’intégrité d’une scène de crime. Nous souhaitons simplement jeter un bref coup d’œil à la collection. Vous pouvez naturellement nous accompagner, nous ouvrir la porte, et surveiller nos moindres faits et gestes. Nous ne toucherons à rien sans votre autorisation expresse.”

Le policier hésita, son regard oscillant entre nos visages et la porte qu’il gardait. Je pouvais presque percevoir le combat intérieur qui se livrait dans son esprit — le devoir professionnel luttant contre la tentation de faciliter le travail d’un universitaire réputé.

“Cinq minutes,” lâcha-t-il finalement. “Pas une de plus. Et je vous fais confiance pour ne rien déranger.”

Cette dernière phrase, prononcée alors qu’il insérait une clé massive dans la serrure rouillée, était chargée d’une menace implicite que nous comprîmes parfaitement. La porte s’ouvrit avec un grincement sinistre, révélant un intérieur plongé dans la pénombre.

À peine franchi le seuil, nous nous retrouvâmes dans une antichambre dont l’atmosphère oppressante semblait chargée des échos du drame récent. L’odeur âcre de la poussière mêlée à celle, plus métallique, du sang séché, créait un mélange nauséabond qui prenait à la gorge. Les rideaux tirés filtraient la lumière grise du jour, créant des zones d’ombre où l’imagination pouvait aisément projeter des formes menaçantes.

“Je vous attends ici,” annonça le policier. “Faites vite.”

Hervé et moi échangeâmes un regard rapide avant de nous précipiter à l’intérieur, conscients que chaque seconde était précieuse. Notre exploration, menée au pas de course, nous conduisit directement vers ce qui semblait être la pièce principale de l’habitation — un salon transformé en cabinet de curiosités improvisé.

Le spectacle qui s’offrit à nous était celui d’une violence méthodique. Des vitrines fracassées, leurs éclats de verre jonchant le sol comme autant d’étoiles brisées, témoignaient de la rage des assaillants. Et partout, répandus comme des fruits exotiques tombés d’un arbre invisible, gisaient des fez de toutes tailles et couleurs.

Aucun, cependant, ne présentait la sinistre magnificence de celui que nous avions enfermé dans le coffre de Smith. Ces couvre-chefs, malgré leur diversité et leur qualité indéniable, semblaient presque ordinaires en comparaison — des objets certes précieux pour un collectionneur, mais dénués de cette aura malveillante qui émanait de notre artefact maudit.

Tandis que j’examinais frénétiquement les lieux, une sensation troublante s’empara de moi. Quelque chose dans cette scène de dévastation ne correspondait pas à l’image mentale que je m’en étais formée. Une anomalie, un détail discordant que mon cerveau percevait sans parvenir à l’identifier consciemment, créait en moi un sentiment d’inconfort persistant.

“Quelque chose te dérange ?” murmura Hervé, observant mon expression contrariée.

“Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus,” répondis-je, frustré par les limites de ma propre perception. “Mais quelque chose cloche ici.”

Hervé, dont l’esprit analytique avait été façonné par des années d’enquêtes criminelles, balaya la pièce du regard avec une intensité nouvelle. Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur les fez éparpillés, et je vis son expression s’illuminer de cette lueur caractéristique qui précédait généralement ses moments d’insight.

“La disposition,” souffla-t-il. “Regarde comment ils sont étalés au sol. Ce n’est pas le chaos aléatoire auquel on pourrait s’attendre après un pillage ordinaire.”

Suivant son regard, je compris immédiatement ce qu’il voulait dire. Les fez n’étaient pas dispersés selon les lois du hasard et de la gravité. Leur arrangement, malgré l’apparence initiale de désordre, révélait une intentionnalité — comme si les intrus avaient méthodiquement examiné chaque pièce avant de la rejeter.

“Ils cherchaient quelque chose de spécifique,” continua Hervé, donnant voix à mes propres réflexions. “Un objet facilement identifiable au premier coup d’œil.”

“Mais l’ont-ils trouvé ?” murmurai-je, plus pour moi-même que pour mon compagnon.

Cette question demeura sans réponse, suspendue dans l’air vicié de la pièce dévastée. L’horloge invisible de notre temps imparti continuait inexorablement sa course, nous pressant d’élargir notre champ d’investigation.

Ne trouvant rien d’autre au rez-de-chaussée qui pût éclairer notre lanterne, nous nous dirigeâmes vers l’étage, gravissant un escalier dont chaque marche semblait gémir sous notre poids, comme si la maison elle-même souffrait encore du traumatisme de la violence qui s’y était déchaînée.

L’étage supérieur, plus étroit et plus oppressant encore que le rez-de-chaussée, nous offrit immédiatement le spectacle macabre que nous redoutions. Dans ce qui avait manifestement servi de bureau au défunt, une large tache sombre maculait le plancher — le sang du malheureux collectionneur, désormais séché et intégré à la substance même du bois, comme si la maison avait absorbé l’essence vitale de son propriétaire.

Évitant scrupuleusement cette trace sinistre, je me dirigeai vers un secrétaire ancien dont les tiroirs avaient été ouverts avec violence. Avec la méticulosité que m’ont enseignée mes années de recherches dans les archives familiales, je commençai à examiner les documents éparpillés, cherchant dans ce chaos apparent le fil d’Ariane qui pourrait nous guider.

Deux éléments retinrent immédiatement mon attention. Le premier était un livre de comptes soigneusement tenu, révélant la minutie du défunt dans la gestion de sa collection. Le second, bien plus révélateur, était une lettre dont le contenu me fit presque défaillir d’excitation.

Ce document, rédigé sur un papier dont la texture et le filigrane trahissaient l’origine étrangère, émanait d’un certain Monsieur Leeds, résidant dans le quartier de Pera à Constantinople. Son contenu était aussi simple que stupéfiant : une offre d’achat pour la somme considérable de 150 livres sterling, concernant un ouvrage intitulé “Les Murmures du Fez”.

La synchronicité était trop parfaite pour être fortuite. “Les Murmures du Fez” — ce titre résonnait comme un écho à notre propre expérience avec l’artefact maudit qui, selon Alfred et les autres, émettait ces chuchotements insidieux à la lisière de la conscience. La connexion était établie, confirmant l’intuition qui m’habitait depuis la découverte de l’article : tout était lié.

Une rapide consultation du livre de comptes renforça cette conviction. Le fameux ouvrage ne faisait partie de la collection de Devore que depuis deux semaines, acquis lors d’une vente aux enchères pour la somme relativement modeste de 25 livres. La chronologie qui se dessinait était aussi claire qu’inquiétante : à peine le livre entré en possession du collectionneur, une offre substantielle arrivait de Constantinople, suivie, face à un refus ou une absence de réponse, par une visite mortelle.

L’évidence s’imposait à mon esprit avec une clarté cristalline : les assaillants étaient venus pour le livre, et l’absence de celui-ci dans la demeure dévastée confirmait qu’ils avaient atteint leur objectif.

Pourtant, cette révélation soulevait autant de questions qu’elle n’en résolvait. Comment ce Monsieur Leeds de Constantinople avait-il pu être informé si rapidement de l’acquisition du livre par Devore ? Disposait-il d’un informateur présent lors de la vente aux enchères ? Et si tel était le cas, pourquoi ne pas avoir simplement surenchéri pour obtenir l’ouvrage par des voies légales, plutôt que de recourir à l’intimidation puis au meurtre ?

La somme proposée — 150 livres pour un livre acheté 25 — suggérait une valeur bien supérieure à celle perçue par les autres enchérisseurs. Qu’est-ce qui pouvait justifier un tel écart ? Quels secrets cet ouvrage contenait-il qui puissent motiver non seulement une offre aussi généreuse, mais également le recours à la violence la plus extrême ?

Ces interrogations tourbillonnaient dans mon esprit, formant une constellation de possibilités inquiétantes. Le livre contenait-il la clé pour libérer Matthew Pook de l’emprise maléfique du fez ? Ou, plus troublant encore, renfermait-il les instructions pour exploiter délibérément le pouvoir abominable de l’artefact ?

“Il nous faut partir,” chuchota Hervé, me tirant de mes réflexions. “Notre temps est écoulé.”

Acquiesçant en silence, je glissai discrètement la lettre dans ma poche intérieure — un geste dont l’illégalité me traversa l’esprit, rapidement balayée par la conviction que la fin justifiait amplement les moyens dans des circonstances aussi extraordinaires.

Nous quittâmes la demeure maudite avec une politesse exagérée, remerciant chaleureusement le bobby pour sa coopération. L’agent, visiblement soulagé de nous voir partir sans avoir provoqué d’incident, nous congédia d’un hochement de tête raide qui constituait probablement l’expression maximale de cordialité dont il était capable.

Le cab que nous hélâmes nous conduisit à travers le labyrinthe londonien jusqu’au restaurant du Cerf Blanc, établissement situé à proximité de l’Oriental Club. Cet endroit avait été choisi comme point de ralliement pour notre groupe dispersé, chacun suivant sa propre piste dans cette enquête aux ramifications de plus en plus complexes.

Le pub attenant au restaurant, avec son atmosphère enfumée et son bourdonnement constant de conversations, offrait l’anonymat nécessaire à nos échanges. Hervé et moi commandâmes des pintes de la bière locale — un breuvage sombre et amer qui reflétait parfaitement l’humeur générale de notre expédition.

Eugène fut le premier à nous rejoindre, son élégance habituelle légèrement froissée par les événements de la matinée. Son récit, entamé à voix basse alors qu’il s’installait à notre table, fut interrompu par l’arrivée d’Églantine et d’Alfred, dont les visages trahissaient une fatigue certaine mais également l’excitation de la découverte.

Une fois notre groupe au complet, nos compagnons nous narrèrent leur propre aventure, qui s’était avérée aussi mouvementée que la nôtre.

Leur mission les avait conduits jusqu’à la résidence de Matthew Pook, où ils s’étaient heurtés, comme nous, à un gardien intransigeant. Le concierge de l’immeuble, personnage revêche apparemment immunisé contre le charme habituellement irrésistible d’Églantine, les avait éconduits sans ménagement.

Je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe d’indignation à l’idée qu’un individu puisse demeurer insensible face à la grâce éthérée et à l’innocence manifeste d’Églantine. Quel être dénué de sensibilité pouvait rester de marbre devant un tel tableau ? Ce “gardien” méritait assurément l’épithète peu flatteuse de “gougnafier” que mon esprit lui attribua spontanément.

 

Refusant de se laisser décourager par ce revers initial, nos amis avaient opté pour une approche plus directe. Contournant l’immeuble, ils avaient découvert une petite cour arrière offrant un accès moins surveillé. Après avoir repéré l’appartement de Pook depuis l’extérieur, ils s’étaient trouvés face à l’obstacle final : une porte verrouillée.

C’est à ce moment qu’Alfred avait révélé un talent insoupçonné. Avec un naturel désarmant, comme s’il s’agissait de l’acte le plus banal du monde, il avait sorti un nécessaire à crocheter et s’était attaqué à la serrure. Ses mains, habituellement maladroites après ses années d’excès en Indochine, avaient retrouvé une dextérité surprenante pour cette tâche délicate.

Mais au moment précis où ils s’apprêtaient à franchir le seuil de l’appartement ainsi ouvert, une silhouette furtive avait jailli de l’intérieur, se précipitant vers la fenêtre dans une tentative d’évasion précipitée.

Églantine et Alfred, faisant preuve d’un courage que je ne pouvais qu’admirer, s’étaient lancés à la poursuite de l’intrus, laissant Eugène seul dans l’appartement. Ce dernier, confronté à une opportunité inespérée, avait entrepris une rapide fouille des lieux, découvrant un carnet mystérieux qu’il s’était empressé de subtiliser.

Sa découverte avait toutefois été interrompue par l’approche du concierge, manifestement alerté par quelque bruit suspect. Dans un réflexe désespéré, Eugène s’était glissé sous le lit de Pook, retenant sa respiration tandis que le gardien inspectait les lieux.

La scène qu’il nous décrivit ensuite avait quelque chose de comique malgré la tension qui l’imprégnait : le concierge, perplexe devant cette porte qu’il avait certainement fermée à clé et cette fenêtre grande ouverte, marmonnant des imprécations incompréhensibles avant de refermer méthodiquement les accès et de quitter les lieux, le regard chargé de suspicion.

À peine le danger écarté, Eugène s’était empressé d’ouvrir à nouveau la fenêtre et de s’enfuir, observant avec une appréhension croissante le gardien qui sortait précipitamment de l’immeuble, probablement à la recherche des forces de l’ordre.

De leur côté, Églantine et Alfred avaient poursuivi l’inconnu à travers le dédale des rues londoniennes. Leur filature les avait menés jusqu’à un cab, puis, de loin, ils avaient suivi le véhicule jusqu’au quartier de Shoreditch — une zone aussi mal famée que Whitechapel, où les ruelles sombres abritaient une population à la moralité aussi douteuse que ses moyens de subsistance.

Avec une présence d’esprit remarquable, Églantine avait pris soin de noter l’adresse exacte où leur suspect s’était arrêté, avant de rebrousser chemin pour nous rejoindre au point de rendez-vous convenu.

“Quant à ce carnet,” conclut Eugène en déposant sur notre table un petit volume relié de cuir sombre, “je n’ai pas encore eu le temps de l’examiner en détail.”