Journal de bord de Patrice Beaumain (13) : Ilsa

You are currently viewing Journal de bord de Patrice Beaumain (13) : Ilsa

16 novembre 1893, 20h21

Notre débat s’éternise dans l’atmosphère confinée de la cabine, les arguments s’entrechoquant comme des lames émoussées contre un bouclier de certitudes. L’air, déjà vicié par les heures de discussions, semble désormais imprégné d’une tension palpable qui colle à la peau telle une moiteur désagréable. À mesure que les minutes s’égrènent au rythme hypnotique des roues sur les rails, une inquiétante révélation s’impose à moi avec la force d’une évidence : je deviens progressivement l’unique voix plaidant pour la temporisation.

Robbie, dont la carrure imposante semblait s’amplifier à chaque nouvelle intervention passionnée, défend avec une conviction grandissante la nécessité d’une action immédiate. Sa nature de pugiliste le pousse naturellement vers la confrontation directe, mais je perçois dans son insistance quelque chose qui dépasse le simple tempérament combatif — une urgence presque viscérale, comme si son instinct primitif de survie lui soufflait l’imminence d’un danger mortel.

Eugène, quant à lui, manifeste une ardeur guerrière qui contraste singulièrement avec l’attitude distante et presque dédaigneuse qu’il affecte habituellement. Son éloquence naturelle, mise au service d’une argumentation enflammée pour une intervention nocturne, rallie progressivement les indécis. L’homme de salon montre soudain un visage de stratège dont l’impatience ne souffre aucun délai.

Plus troublant encore, je constate que même les plus réservés de notre groupe commencent à acquiescer aux propositions d’action immédiate. L’un après l’autre, comme des dominos cédant à l’inexorable loi de la gravité, mes compagnons abandonnent la prudence pour embrasser l’audace. Cette unanimité grandissante crée autour de moi un cercle de conviction dont je me retrouve exclu par ma seule obstination à préférer la lumière du jour aux ténèbres de la nuit pour affronter nos adversaires.

La mort dans l’âme, je contemple les visages déterminés qui m’entourent, comprenant que ma résistance intellectuelle ne saurait prévaloir contre cette marée montante de résolution collective. Un soupir s’échappe de mes lèvres, portant avec lui les derniers vestiges de mon opposition.

“Soit,” déclaré-je finalement, rompant un silence expectatif. “Si telle est la décision commune, je m’y plierai. Il n’est pas question que je vous abandonne à ce péril, quel qu’il soit. Notre destinée commune s’est forgée bien avant notre rencontre, j’en suis désormais convaincu.”

Ces paroles, prononcées avec une gravité qui ne m’est pas coutumière, résonnent dans l’espace confiné comme un serment solennel. En observant mes compagnons, je perçois dans leurs regards une lueur qui transcende la simple camaraderie circonstancielle. Une forme de lien mystique semble nous unir, comme si quelque force supérieure avait entrelacé nos existences individuelles en un écheveau inextricable.

“L’aventure a commencé bien avant nous,” poursuivis-je, donnant voix à cette intuition grandissante. “Et elle se poursuivra peut-être après nous. Mais pour l’heure, nos chemins convergent vers un même dessein, qu’il nous soit propice ou funeste.”

Ma capitulation ayant dissipé la tension oppressante, nous décidons d’un commun accord de rejoindre le wagon-restaurant, où le Baron nous attend en compagnie de Robie et d’Eugène pour partager notre repas du soir. Cette pause gastronomique, dernier îlot de normalité civilisée avant notre plongée dans l’inconnu, revêt dans mon esprit angoissé les caractéristiques d’un ultime repas, semblable à celui que l’on sert aux condamnés avant leur exécution.

Tandis que nous parcourons les couloirs luxueux du train, mon regard accroche soudain la silhouette désormais familière de la mystérieuse “Asiatique”. La femme, dont l’origine véritable m’intrigue depuis notre première rencontre, nous observe depuis un recoin discret du wagon. Ses yeux, au lieu de se détourner lorsque je croise son regard, maintiennent leur fixité avec une intensité déconcertante. Puis, dans un geste si subtil qu’il pourrait passer inaperçu à quiconque ne prêterait pas une attention particulière, elle incline légèrement la tête dans ma direction.

Ce signe, infime mais délibéré, éveille en moi une curiosité dévorante. Quelle communication tacite tente-t-elle d’établir ? Quel message souhaite-t-elle me transmettre à l’insu de mes compagnons ? Ces questions tourbillonnent dans mon esprit, mais je les repousse délibérément dans les tréfonds de ma conscience, m’imposant une discipline mentale rigoureuse. L’heure n’est pas aux digressions intrigantes, mais à la concentration la plus absolue sur les défis imminents qui nous attendent.

Le Baron est déjà attablé lorsque nous pénétrons dans le wagon-restaurant. Sa silhouette squelettique se détache avec une netteté presque douloureuse contre le fond somptueux de la salle. La lumière tamisée des appliques murales projette sur son visage émacié des ombres mouvantes qui accentuent l’impression de déséquilibre mental qu’il dégage. Ses mains, aux doigts anormalement longs et décharnés, jouent nerveusement avec les couverts en argent disposés devant lui, comme si chaque objet recelait une signification cryptique qu’il s’efforçait de déchiffrer.

À peine sommes-nous installés que la conversation s’oriente immédiatement vers notre préoccupation commune. Le Baron, sans même la moindre concession aux convenances sociales qui exigeraient quelques banalités préliminaires, réitère sa position avec une véhémence qui trahit son impatience grandissante.

“Ce soir,” déclare-t-il d’une voix basse mais chargée d’une autorité indéniable. “Nous devons frapper ce soir, avant que la nuit n’ait atteint son zénith obscur.”

Il ne s’agit plus d’une suggestion ou d’une recommandation, mais d’un impératif catégorique dont la transgression semblerait, à ses yeux, relever de l’hérésie. Tandis qu’il parle, son regard vacille parfois, se perdant dans le vide comme aspiré par quelque vision inaccessible aux simples mortels que nous sommes.

Au cours du repas dont les mets exquis passent presque inaperçus tant notre attention est captivée par les révélations du Baron, ce dernier nous dévoile progressivement l’étendue de ses connaissances concernant nos adversaires. Sa voix, tantôt vibrante d’une passion contenue, tantôt à peine audible comme s’il craignait que certains noms prononcés à voix haute puissent invoquer des présences maléfiques, nous expose les fruits de ses recherches sur “Le Culte des Frères de la Chair”.

Cette secte, dont le nom seul provoque en moi un frisson involontaire, serait selon lui originaire des profondeurs de la Turquie, dans des régions où les civilisations successives se sont superposées comme des strates géologiques, chacune déposant ses croyances et ses pratiques occultes dans le terreau fertile de la superstition populaire.

“Ce culte ignominieux,” poursuit le Baron en se penchant vers nous comme pour nous confier un secret d’État, “voue une adoration abjecte à une entité dont l’ancienneté défie l’entendement humain. Une divinité, si toutefois ce terme convient à une telle abomination, qui existait déjà avant même que la première cellule vivante n’apparaisse sur notre planète.”

Le nom qu’il prononce ensuite — Azathoth — résonne dans la salle avec une sonorité discordante qui semble momentanément altérer l’atmosphère même qui nous entoure. Une fraction de seconde, j’ai l’impression que les flammes des bougies vacillent, comme soufflées par un courant d’air imperceptible, et que la température chute brutalement de plusieurs degrés.

Ce nom m’est inconnu, et pourtant, par quelque mystérieuse association d’idées, il évoque immédiatement dans mon esprit celui de Yog-Sothoth, cette entité mentionnée dans les écrits de mon ancêtre et dans mes récentes recherches sur le Fez maudit. La ressemblance phonétique entre ces deux noms ne peut être fortuite, suggérant une taxonomie cosmique qui échappe à notre compréhension rationnelle.

Un froid glacial s’infiltre dans mes veines à l’évocation de cette entité primordiale. La sensation n’est pas simplement métaphorique — je sens littéralement la chair de poule hérisser la peau de mes avant-bras, tandis qu’une sueur froide perle sur mon front. Cette réaction physiologique, totalement indépendante de ma volonté, témoigne d’une terreur ancestrale, comme si mon corps lui-même reconnaissait un danger que mon intellect ne peut encore pleinement appréhender.

En écoutant le Baron décrire les objectifs ultimes de ce culte — invoquer Azathoth sur notre plan d’existence, provoquant ainsi l’anéantissement de toute vie telle que nous la connaissons — une conviction s’impose à moi avec la clarté aveuglante d’une révélation mystique : l’inexorable est en marche. Les événements que nous cherchons à prévenir possèdent déjà une inertie telle qu’aucune force humaine ne pourrait en inverser la trajectoire.

Cette prise de conscience, loin de me plonger dans une résignation passive, intensifie au contraire ma détermination. Si la catastrophe est inévitable dans son principe, peut-être pouvons-nous néanmoins en influencer les modalités, en atténuer l’ampleur, voire en différer l’échéance. À défaut d’éradiquer la menace, nous pourrions au moins nous efforcer de survivre à son avènement — physiquement et, plus important encore, mentalement.

Car c’est bien la santé mentale du Baron qui m’interpelle désormais avec une acuité douloureuse. En l’observant à la lueur vacillante des bougies, je ne peux m’empêcher de constater les ravages psychologiques que ses connaissances interdites ont causés. Son esprit, naguère brillant si j’en crois sa réputation, ne semble plus qu’un champ de ruines où subsistent quelques édifices de raison au milieu d’un désert de folie.

Ses yeux, qui fixent désormais un point invisible au-dessus de nos têtes, reflètent une lumière qui ne provient d’aucune source identifiable dans notre environnement immédiat. Sa voix, lorsqu’il évoque les rituels des Frères de la Chair, prend des inflexions qui ne semblent plus tout à fait humaines, comme si quelque entité étrangère modulait ses cordes vocales.

Une pensée terrifiante s’insinue alors dans mon esprit : et si je suivais le même chemin ? Si ces connaissances que j’accumule avec tant d’avidité depuis notre départ de Londres me conduisaient inexorablement vers un état similaire ? La perspective de me retrouver, dans quelques semaines ou quelques mois, à tenir des propos similaires avec la même conviction démente, provoque en moi une répulsion viscérale.

Et pourtant, je ne peux détourner mon attention de ses paroles, attiré malgré moi par ces vérités corrosives comme un papillon de nuit vers une flamme dévorante. Car si le Baron a effectivement perdu une part de sa santé mentale dans sa quête de connaissance, cette perte semble presque accessoire au regard des savoirs qu’il a acquis en échange.

Sa perte d’empathie, manifeste dans son indifférence totale face à la perspective d’éliminer physiquement tous les témoins potentiels de notre action nocturne, me glace le sang. Pour lui, la fin justifie tous les moyens, et la préservation de l’humanité dans son ensemble légitime le sacrifice de quelques individus spécifiques — voire de passagers innocents si leur élimination s’avère nécessaire pour dissimuler nos actes.

Cette érosion des barrières morales traditionnelles, cette redéfinition radicale des notions mêmes de bien et de mal en fonction d’impératifs cosmiques qui transcendent notre conception conventionnelle de l’éthique, constitue peut-être le prix véritable à payer pour quiconque s’aventure trop loin dans la compréhension de l’ineffable.

Le Baron persiste dans sa position inflexible : nous devons frapper cette nuit même, juste avant minuit. Cette heure précise n’est pas choisie arbitrairement, affirme-t-il avec une conviction absolue. Selon ses informations, c’est exactement à cet instant que Menkaph prévoit de nous attaquer pour s’emparer du Fez qui est en notre possession. Mais une question me taraude : comment peut-il en être si certain ? Quelle source d’information possède-t-il que nous ignorons ?

Plus troublant encore, même lorsque je lui expose avec une éloquence désespérée mes réticences éthiques concernant l’élimination systématique de témoins potentiels, je perçois dans son regard non pas une incompréhension, mais une forme de pitié condescendante. Comme si mes scrupules moraux n’étaient que les vestiges d’une naïveté infantile dont il s’est depuis longtemps défait.

“De quelle importance est la mort de quelques individus,” murmure-t-il avec une froideur calculée, “face à l’anéantissement programmé de notre espèce toute entière ?”

Cette question, formulée avec la simplicité clinique d’un théorème mathématique, reste suspendue entre nous comme un nuage toxique. Sa logique implacable défie toute réfutation rationnelle, et pourtant, mon être tout entier se rebelle contre cette arithmétique macabre qui réduit l’existence humaine à une simple variable dans une équation cosmique.

D’autant plus que, malgré son apparente abnégation lorsqu’il se propose en “première ligne” pour affronter personnellement Menkaph, je ne peux m’empêcher de percevoir autre chose dans ses motivations. Derrière son discours altruiste de sauveur de l’humanité, une lueur d’avidité intellectuelle — peut-être même de soif de pouvoir — scintille dans ses yeux fiévreux.

Sa réticence obstinée à céder la dague à Robbie, malgré les capacités martiales évidentes de ce dernier, trahit un attachement à l’artefact qui dépasse la simple considération tactique. Cette dague n’est pas pour lui un simple outil dans notre lutte contre Menkaph, mais un symbole, une extension de son autorité sur notre groupe et, peut-être, un moyen d’accéder lui-même aux pouvoirs contenus dans le Fez et le livre que nous convoitons.

Cette intuition, qui s’impose à moi avec une netteté croissante à mesure que le repas s’éternise, m’emplit d’un malaise indicible. Car si le Baron convoite effectivement ces artefacts pour leur pouvoir intrinsèque plutôt que pour les neutraliser, en quoi ses objectifs diffèrent-ils fondamentalement de ceux de Menkaph ? L’utilisation qu’il projette d’en faire serait-elle réellement moins néfaste pour l’humanité que celle qu’envisage notre adversaire déclaré ?

Le doute s’insinue en moi comme un poison subtil, érodant ma certitude quant à la justesse de notre cause. Entre Menkaph et le Baron, peut-être n’y a-t-il qu’une différence de degré, non de nature, dans la menace qu’ils représentent pour l’équilibre fragile de notre réalité.

Et pourtant, l’inaction n’est pas une option envisageable. Le péril que représente Menkaph est trop immédiat, trop tangible pour que nous puissions nous permettre le luxe de l’expectative. Si le choix se réduit à soutenir le Baron, malgré mes doutes quant à ses motivations profondes, ou à laisser le champ libre à Menkaph, dont les intentions néfastes ne font aucun doute, alors la décision s’impose d’elle-même, quelle qu’en soit l’amertume.

Le repas touche finalement à sa fin, non par manque de sujets de conversation, mais par épuisement nerveux des convives. Le Baron regagne sa cabine, nous informant qu’il attendra notre décision finale concernant notre participation à son plan d’action nocturne. Il insiste une dernière fois sur l’heure fatidique : juste avant minuit, nous devons frapper.

Mes compagnons se lèvent pour regagner notre compartiment, afin d’informer les autres membres de notre groupe des derniers développements et de finaliser notre décision collective. Mais quelque chose me retient. Le souvenir de ce signe discret que m’a adressé la mystérieuse Asiatique plus tôt dans la soirée continue de me hanter.

Prétextant vouloir terminer mon verre de vin, je reste délibérément en arrière tandis que mes compagnons quittent le wagon-restaurant. Dès qu’ils ont disparu, je me dirige avec une nonchalance étudiée vers la table qu’occupe la femme aux traits orientaux. Mon intuition, qui m’avait précédemment conduit à soupçonner sa véritable identité — intuition que j’avais presque abandonnée face à son impassibilité lors de ma confrontation directe — me pousse à tenter une dernière approche.

Cette obstination s’avère immédiatement justifiée. À peine le Baron a-t-il quitté le wagon que la femme, dont le maintien artificiel s’était relâché dès son départ, m’adresse la parole dans un français d’une pureté cristalline, sans la moindre trace d’accent étranger.

“Monsieur Beaumain,” articule-t-elle avec une précision qui trahit une éducation occidentale raffinée, “je vous remercie infiniment de votre discrétion.”

La révélation, bien qu’attendue, me procure néanmoins un choc. Cette femme qui se tient devant moi, abandonnant progressivement sa posture rigide et ses manières caricaturalement “orientales”, est bien Ilsa von Hofler, la fille du Baron, comme je l’avais initialement soupçonné.

Son visage, maintenant animé d’expressions naturelles qui en transforment complètement l’aspect, trahit une inquiétude profonde qui n’a rien de feint. Ses yeux, qui ne fuient plus mon regard mais le soutiennent avec une intensité presque douloureuse, reflètent une détresse authentique qui balaye instantanément mes derniers soupçons.

“Mon père,” poursuit-elle avec une émotion contenue qui fait trembler légèrement sa voix, “n’est plus l’homme qu’il était.”

Ce qui suit est un récit poignant de détérioration mentale progressive, observée avec l’acuité douloureuse que seule une fille aimante peut manifester face au déclin psychologique de son père. Elle me décrit l’évolution de sa santé mentale, depuis les premières obsessions concernant l’occultisme oriental jusqu’aux délires paranoïaques actuels impliquant des cultes mondiaux, des artefacts maléfiques et des complots cosmiques visant à détruire l’humanité.

Pour Ilsa, il n’existe aucun doute : son père est tombé dans les affres d’une folie furieuse, alimentée par des lectures malsaines et des fréquentations douteuses dans les cercles ésotériques viennois. Ce qu’elle qualifie de “fadaises” — ces histoires de Fez maudit, de livre interdit et d’entités primordiales — ne sont à ses yeux que les constructions délirantes d’un esprit autrefois brillant mais désormais irrémédiablement détérioré.

Plus alarmant encore, elle affirme avoir constaté chez son père une propension croissante à la violence, qu’elle attribue à l’évolution de sa maladie mentale. C’est cette inquiétude qui l’a poussée à organiser, à notre insu, un plan d’intervention médical. Des spécialistes l’attendent à Belgrade, prochaine étape de notre voyage, pour prendre en charge le Baron et le conduire à Vienne où le professeur Freud — dont la réputation dans le traitement des troubles mentaux commence à s’établir — s’est personnellement engagé à le traiter.

Mais pour que ce plan réussisse, elle a besoin de notre assistance cette nuit même. Le Baron doit être immobilisé, neutralisé sans violence excessive, afin qu’il puisse être transféré aux autorités médicales à notre arrivée en gare. Et c’est là qu’elle en appelle à mon “humanité”, à mon sens du devoir envers un homme malade qui pourrait, dans son délire, causer du tort à lui-même ou à d’autres passagers innocents.

Son argumentation, déployée avec une éloquence qui trahit une éducation privilégiée, est d’autant plus convaincante qu’elle correspond partiellement à mes propres observations concernant l’état mental du Baron. N’ai-je pas moi-même noté son détachement moral troublant, son indifférence face à l’éventualité de victimes collatérales, son obsession messianique ?

Et pourtant, un doute persiste en moi. Car si j’ai effectivement constaté ces signes inquiétants chez le Baron, j’ai également été témoin de phénomènes dont la réalité objective ne peut être niée. La transformation hideuse de Matthew Pook à Londres, la manifestation spectrale qui a envahi notre compartiment la nuit précédente, les murmures émanant du Fez que plusieurs d’entre nous ont perçus… Autant d’événements tangibles qui donnent corps aux “délires” du Baron.

Ilsa, percevant peut-être mon hésitation, renforce son argumentaire en y ajoutant une proposition qui s’adresse directement à mes intérêts pragmatiques. En échange de notre aide pour neutraliser son père, elle me garantit un accès illimité à tous les objets contenus dans sa cabine — y compris, bien entendu, la dague qu’il tient pour si précieuse et qu’il refuse obstinément de nous confier.

Cette offre fait naître en moi un dilemme moral d’une profondeur insondable. D’un côté, l’idée de trahir la confiance du Baron, quelle que soit mon opinion sur sa stabilité mentale, me répugne instinctivement. D’un autre côté, sa réticence à partager la dague constitue effectivement un obstacle majeur à notre entreprise commune.

Si nous l’aidons à neutraliser le Baron, nous pourrons utiliser la dague selon notre propre jugement, sans risquer qu’il ne la retourne contre nous au moment critique. Mais nous perdrions également un atout potentiellement précieux dans notre confrontation avec Menkaph : le Baron aurait pu servir, comme le suggère cyniquement une partie de mon esprit que je n’ose reconnaître pleinement, de “bouclier vivant” durant l’affrontement initial, augmentant ainsi nos chances de survie collective.

Ces considérations tactiques, mêlées à mes réflexions éthiques sur la légitimité de mon intervention dans ce qui pourrait n’être qu’un conflit familial, plongent mon esprit dans un tourbillon de perplexité. Au fil de ma conversation avec Ilsa, je prends conscience que nulle solution parfaite ne s’offre à nous. Chaque décision possible comporte son lot d’inconvénients et de compromissions morales.

Je tente brièvement d’expliquer à Ilsa la réalité des phénomènes auxquels nous avons été confrontés, mais je comprends rapidement la futilité de cette démarche. Son scepticisme est trop profondément ancré, sa conviction concernant la nature purement pathologique des croyances de son père trop fermement établie, pour qu’un récit de ma part — récit qui, j’en conviens, défie toute crédibilité rationnelle — puisse ébranler sa position.

Après avoir promis de considérer sa requête avec toute l’attention qu’elle mérite, je regagne notre compartiment où mes compagnons m’attendent avec une impatience manifeste. Le débat qui s’engage alors entre nous, suite à mon compte-rendu détaillé de ma conversation avec Ilsa, atteint rapidement une intensité émotionnelle que je n’avais pas anticipée.

Les opinions divergent violemment concernant la conduite à adopter. Certains, méfiants par nature, soupçonnent un piège élaboré. D’autres, plus pragmatiques, voient dans la proposition d’Ilsa une opportunité providentielle de récupérer la dague sans confrontation directe avec le Baron. Les arguments s’entrecroisent, se contredisent, parfois avec une véhémence qui menace momentanément notre cohésion de groupe.

Mais progressivement, une position consensuelle émerge de ce chaos verbal. La proposition d’Ilsa présente effectivement des avantages tactiques indéniables pour notre mission. En neutralisant le Baron de manière non violente et en récupérant sa dague, nous préservons notre liberté d’action tout en évitant un affrontement potentiellement désastreux avec un allié instable.

C’est donc à l’unanimité que nous décidons finalement d’accepter l’offre d’Ilsa et de l’aider à mettre son père “hors d’état de nuire”, selon sa propre expression. Cette décision, bien que rationnellement justifiable, laisse en moi un vide émotionnel, une sensation de trahison qui me glace intérieurement.

Une crainte irrationnelle mais tenace s’empare de mon esprit : et si, par cette décision, je condamnais certains de mes compagnons à une mort certaine ? Si l’élimination du Baron de notre équation stratégique modifiait l’équilibre des forces d’une manière que nous ne pouvons prévoir ? Ce pressentiment funeste pèse sur moi comme une chape de plomb, assombrissant ma vision de l’avenir immédiat qui nous attend.

C’est dans cet état d’esprit tourmenté que je me dirige, accompagné d’Églantine dont la présence apaisante constitue mon seul réconfort, vers la cabine d’Ilsa pour lui annoncer notre décision. Mon anxiété est telle que je commets une erreur presque comique dans sa simplicité : au lieu de frapper à la porte d’Ilsa, mes doigts s’abattent machinalement sur celle du Baron.

Églantine, dont la vivacité d’esprit ne se dément jamais même dans les circonstances les plus tendues, comprend instantanément ma méprise. Avec une discrétion féline, elle se dissimule dans l’ombre du couloir tandis que la porte s’ouvre sur la silhouette voûtée du Baron. Son visage s’illumine d’une satisfaction presque enfantine lorsqu’il m’aperçoit, convaincu que ma présence signifie notre ralliement à son plan d’action nocturne.

Pris au dépourvu, j’opte pour la solution qui présente le moins de risques immédiats : j’entre dans sa cabine et feins d’adhérer pleinement à ses projets. Cette duplicité, si contraire à ma nature habituelle, me laisse un goût amer dans la bouche, mais la nécessité tactique l’emporte sur mes scrupules éthiques.

Ce que je découvre durant cet entretien impromptu dépasse mes pires appréhensions. Le Baron, libéré des contraintes sociales qui limitaient son expression en public, se révèle sous un jour encore plus inquiétant. Son discours, précédemment teinté de considérations pragmatiques concernant la menace représentée par Menkaph, glisse progressivement vers une frénésie meurtrière qui me glace le sang.

Il n’évoque plus simplement l’élimination de nos adversaires directs, mais envisage désormais la suppression systématique de tout témoin potentiel, y compris le personnel du train. Dans son esprit déséquilibré, ces meurtres prennent l’aspect d’une nécessité hygiénique, un mal mineur pour éviter un mal infiniment plus grand. Les corps, suggère-t-il avec un détachement clinique qui me révulse, pourraient être jetés par les fenêtres du train en marche, ne laissant aucune trace compromettante à bord.

Cette escalade dans la violence préméditée confirme les craintes exprimées par Ilsa concernant la détérioration mentale de son père. Le Baron que j’observe à cet instant n’est plus un allié excentrique aux méthodes discutables, mais un danger manifeste pour tous ceux qui croisent sa route — y compris, potentiellement, nous-mêmes une fois notre utilité épuisée.

Mon adhésion feinte à ses propositions semble le satisfaire pleinement. Il confirme l’heure de notre action commune : juste avant minuit, heure à laquelle il affirme avec une conviction absolue que Menkaph lancera son attaque pour s’emparer du Fez en notre possession. Cette précision temporelle, délivrée avec l’assurance d’un homme qui possède des informations privilégiées, éveille en moi une curiosité mêlée d’inquiétude. Comment peut-il être si certain des intentions de notre adversaire ? Quelle source d’information possède-t-il que nous ignorons ?

Je parviens néanmoins à dissimuler ces interrogations derrière un masque d’approbation enthousiaste. Prétextant la nécessité de préparer mes compagnons pour l’action imminente, je m’éclipse avec un soulagement non dissimulé de cette cabine où l’air lui-même semble saturé de folie.

Dans le couloir, je retrouve Églantine qui m’attendait patiemment, dissimulée dans la pénombre. Son visage exprime une inquiétude sincère lorsqu’elle perçoit mon trouble émotionnel. Sans échanger un mot — les parois du train offrant une isolation acoustique trop précaire pour risquer d’être entendus — nous nous dirigeons vers la cabine d’Ilsa.

Notre entretien avec la fille du Baron ne fait que confirmer la nécessité urgente d’une intervention. Mes révélations concernant les projets meurtriers de son père accentuent sa détermination à le neutraliser avant qu’il ne commette l’irréparable. La méfiance qu’elle manifestait initialement à mon égard, attribuant partiellement à notre influence l’aggravation de l’état mental de son père, se dissipe progressivement face à mon évidente préoccupation pour la sécurité de tous les passagers du train.

Ilsa nous confie alors les instruments nécessaires à notre intervention : un flacon de laudanum et une seringue pour en mesurer la dose précise à verser dans son verre. Cette quantité exacte, m’assure-t-elle, est suffisante pour plonger son père dans un sommeil profond mais sans danger pour sa santé. Elle me promet également de nous remettre un flacon de chloroforme une fois le Baron neutralisé, outil qui pourrait s’avérer précieux pour notre confrontation ultérieure avec Menkaph et ses acolytes.

Ce dernier détail éveille en moi une lueur d’espoir. Le chloroforme nous permettrait peut-être de neutraliser certains adversaires sans recourir à la violence létale que préconisait le Baron. Le chef de wagon de Menkaph, notamment, pourrait être maîtrisé sans qu’une mort que je juge profondément inutile ne vienne alourdir le bilan de cette nuit.

Le plan d’action se dessine désormais avec une clarté satisfaisante. Je dois attirer le Baron dans notre filet par un stratagème simple mais efficace, exploitant sa confiance nouvellement acquise en ma loyauté. L’alcool, compagnon traditionnel des confidences masculines, me servira de véhicule pour administrer le sédatif.

Je contacte Peters, le chef de notre wagon, dont l’efficacité discrète ne s’est jamais démentie depuis notre embarquement, et lui commande une bouteille de la meilleure vodka disponible à bord. Le breuvage, originaire des contrées glacées de l’empire russe, me semble particulièrement approprié pour engourdir les sens déjà fragiles du Baron.

La bouteille arrive promptement, accompagnée de deux verres en cristal dont la transparence parfaite témoigne de l’excellence des services de l’Orient Express même dans les circonstances les plus inattendues. Je verse soigneusement le liquide translucide dans les deux récipients, mais l’un d’eux reçoit un additif crucial : la dose de laudanum fournie par Ilsa, dont les propriétés sédatives devraient rapidement faire effet.

Ainsi armé, je me dirige une nouvelle fois vers la cabine du Baron, mon cœur battant la chamade sous l’effet d’une appréhension bien compréhensible. La duplicité n’a jamais fait partie de mon répertoire comportemental habituel, et ce rôle d’agent provocateur me pèse considérablement. Mais la conviction que j’agis pour un bien supérieur — la protection des passagers innocents contre la frénésie meurtrière du Baron, ainsi que l’augmentation de nos chances de succès contre Menkaph — soutient ma résolution vacillante.

Le Baron paraît sincèrement surpris de me voir réapparaître si rapidement. Son regard soupçonneux glisse de mon visage à la bouteille que je tiens à la main, puis aux deux verres que j’ai pris soin de disposer sur un plateau. Sa méfiance naturelle, peut-être aiguisée par les années passées à naviguer dans les eaux troubles de l’occultisme, semble momentanément réactivée par cette offre inattendue.

“L’attente est longue jusqu’à minuit,” lui expliqué-je avec une jovialité feinte qui me demande un effort considérable. “J’ai pensé qu’un verre de cette excellente vodka pourrait agrémenter nos derniers préparatifs.”

Le Baron hésite visiblement, son regard alternant entre mon visage que je m’efforce de maintenir aussi impassible que possible et le verre que je lui tends — celui-là même qui contient le sédatif. Sa réticence manifeste menace un instant de faire échouer tout notre stratagème, et je sens une sueur froide perler dans mon dos à la perspective d’un échec qui compromettrait l’ensemble de notre plan d’action nocturne.

Faisant appel à toutes mes ressources de persuasion, déployant des trésors d’éloquence dont je ne me serais pas cru capable sous une telle pression, je parviens finalement à vaincre ses dernières résistances. Il accepte le verre, non sans m’avoir fait l’honneur d’un toast solennel à notre “victoire imminente sur les forces des ténèbres”.

L’ironie de la situation — lui porte un toast à notre succès commun alors même que je prépare sa neutralisation — ne m’échappe pas, ajoutant une couche supplémentaire d’amertume à ce moment déjà profondément inconfortable. Mais le destin est désormais en marche, et je n’ai d’autre choix que d’observer, avec un mélange d’appréhension et de soulagement anticipé, les effets progressifs du laudanum sur le système nerveux du Baron.

Les premiers signes ne tardent pas à apparaître. Ses gestes, déjà imprécis de nature, deviennent progressivement plus erratiques. Ses paupières s’alourdissent visiblement, luttant contre une fatigue soudaine dont il ne comprend manifestement pas l’origine. Sa voix, lorsqu’il tente de poursuivre notre conversation sur les détails tactiques de notre intervention imminente, s’épaissit graduellement, les mots s’écoulant de sa bouche avec une lenteur croissante, comme si chaque syllabe devait naviguer à travers une substance visqueuse avant de trouver son expression verbale.

Et tandis que la conscience du Baron s’enfonce inexorablement dans les brumes artificielles du laudanum, je me retrouve seul avec mes pensées tourmentées, contemplant les conséquences potentielles de l’acte que je viens de commettre. Car au-delà de la neutralisation temporaire d’un individu potentiellement dangereux, c’est peut-être le destin même de notre groupe, voire de l’humanité si les délires du Baron contiennent une parcelle de vérité, qui se joue en cet instant crucial.