Journal de bord de Patrice Beaumain (12) : Le Baron

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16 novembre 1893, 17h21

Notre conciliabule improvisé dans l’exiguïté de la cabine s’éternise, chacun demeurant arc-bouté sur ses positions avec l’obstination que confère la peur mêlée à l’incertitude. L’air semble s’alourdir à mesure que nos discussions tournent en rond, prisonnières d’un labyrinthe intellectuel dont aucun fil d’Ariane ne paraît pouvoir nous extraire. Je sens poindre en moi cette irritation familière qui me vaut parfois d’être qualifié de “soupe au lait” par ceux qui me connaissent bien.

Eugène, notamment, m’agace prodigieusement par la posture qu’il a adoptée depuis le début de cette affaire. Se drapant dans une dignité de “grand occultiste” – titre qu’il ne manque jamais de s’octroyer lui-même – il pontifie sur les forces infernales et les pratiques ésotériques avec l’assurance d’un pape prononçant une encyclique. Sa suffisance me devient de plus en plus insupportable, bien que je m’efforce de n’en rien laisser paraître.

Entre le grand occultisme et le charlatanisme, la frontière m’a toujours semblé d’une ténuité confondante, et certains la franchissent avec une désinvolture qui frise l’indécence. Je me garde bien, cependant, de formuler tout préjugé définitif concernant Eugène. Sa réputation dans les cercles parisiens n’est pas usurpée, j’en conviens, et ses connaissances livresques semblent solides. Mais depuis ma découverte des chroniques de mon ancêtre, ma perception de l’occultisme s’est profondément transformée.

Avant cette révélation familiale, j’ai fréquenté nombre de ces cénacles où l’on invoque les esprits entre deux coupes de champagne, où l’on discute de kabbale aussi légèrement que de la dernière pièce en vogue au Théâtre Français. Dans ces salons feutrés, j’ai entendu maintes fois mentionner le nom d’Eugène, et plus fréquemment encore celui d’Églantine, toujours avec une déférence presque religieuse.

Mais la lecture du journal du soldat Beaumain a déchiré le voile de cette mascarade mondaine. L’occultisme que j’y ai entrevu n’a rien de commun avec les jeux d’enfants pratiqués dans les salons parisiens. Il s’agit d’une réalité sombre, gluante, nauséabonde, dont l’essence même transpire la malveillance et l’abomination. Une réalité qui, une fois entrevue, ne permet jamais de retrouver l’innocence perdue.

Notre débat actuel illustre parfaitement ce fossé de perception. Face aux manifestations d’hier soir, ma conviction est qu’il faut opposer la lumière aux ténèbres. Rien ne garantit l’efficacité de cette approche, j’en conviens, mais le principe fondamental selon lequel la lumière dissipe les ombres me semble offrir une voie d’action raisonnable.

Eugène, quant à lui, s’accroche à une conception plus traditionnelle des phénomènes occultes. Il parle de “démons” avec la familiarité d’un taxinomiste classifiant des insectes, attribue notre salut d’hier soir aux prières d’Églantine, et ne jure, pour le reste, que par la vélocité de ses jambes – détail que m’ont rapporté Hervé et Robbie concernant sa fuite précipitée lors de leur rencontre avec les ombres dans le couloir.

Des démons ! Cette simplicité terminologique me fait presque sourire, tant elle me semble inadéquate. Les entités que nous affrontons défient toute nomenclature humaine. Elles appartiennent à une catégorie d’existence si profondément étrangère à notre compréhension qu’aucun lexique, fût-il occulte, ne peut les circonscrire. Je ne doute nullement de l’efficacité potentielle des prières d’Églantine – sa communion avec l’invisible m’impressionne trop pour que je commette cette erreur – mais je sais pertinemment que ni ses invocations ni mon incantation improvisée n’ont réellement affecté l’ombre émanant du Fez hier soir. Notre prétendue victoire n’était qu’un sursis accordé par une volonté qui nous dépasse.

Eugène, malgré ses insuffisances conceptuelles, n’est pourtant pas dénué de bon sens. Je ne lui attribue aucune malveillance, seulement une compréhension superficielle des forces en jeu. Son erreur fondamentale réside dans son approche du danger. Avec une assurance déconcertante, il déclare qu’en cas de péril extrême, il n’hésiterait pas à jeter le Fez par la fenêtre du wagon pour sauver sa peau – et, accessoirement, la nôtre.

Cette proposition témoigne d’une méconnaissance profonde de notre adversaire. Un être de la trempe de Menkaph, capable de manipuler les énergies occultes avec l’aisance que nous lui avons observée, localiserait instantanément l’artefact. En quoi cette action désespérée nous protégerait-elle ? Elle équivaudrait simplement à livrer le Fez à celui qui possède déjà le livre. Loin de nous préserver, ce geste pourrait précipiter un cataclysme dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur.

À force de l’entendre se gargariser de ses connaissances ésotériques tout en proposant des solutions d’une naïveté confondante, je sens mon irritation croître dangereusement. Ses airs de grandeur, sa manière subtilement condescendante de s’adresser à chacun d’entre nous – exception faite d’Églantine, qu’il semble considérer comme son égale – commencent à provoquer en moi une réaction violente que je m’efforce de contenir par égard pour notre cohésion.

Je sais rationnellement que cette impression est peut-être injuste, que l’angoisse et la fatigue déforment ma perception. Mais cette conscience ne suffit pas à apaiser mon exaspération grandissante. Le seul point sur lequel nous nous accordons tous est la responsabilité de Menkaph dans cette sinistre affaire. Cette unanimité, aussi maigre soit-elle, constitue notre unique fondement pour une action concertée.

Nos débats stériles sont interrompus par l’annonce de notre arrivée imminente à Vienne. L’horloge indique 17h50 lorsque le train ralentit progressivement, ses roues d’acier grinçant contre les rails tandis que nous pénétrons dans la gare autrichienne. De la fenêtre, j’aperçois la magnificence architecturale de cette capitale impériale. Même à cette heure où le crépuscule commence à étendre son voile pourpre sur la ville, Vienne respire l’aristocratie et le raffinement séculaire. Sur le quai, une constellation de petits nobles et de bourgeois cossus s’agite comme un essaim d’abeilles élégantes.

Je quitte notre cabine pour descendre accueillir le Baron von Hofler, dont Smith nous a tant vanté les connaissances occultes. Les récents événements ont exacerbé en moi une paranoïa que je ne tente même plus de combattre, l’acceptant comme une adaptation nécessaire à notre situation extraordinaire. Je me sens constamment en alerte, scrutant chaque visage comme s’il dissimulait une menace, analysant le moindre geste suspect, l’oreille tendue vers toute conversation pouvant receler un indice.

Grâce à la description fournie par Julius, je repère assez aisément le Baron parmi la foule. Il est accompagné d’une jeune femme dont la beauté austère évoque immédiatement les portraits aristocratiques prussiens – probablement sa fille. Même à distance, quelque chose dans la posture du Baron éveille ma curiosité professionnelle.

En m’approchant, cette première impression se confirme avec une force saisissante. Le Baron Leopold von Hofler est, sans aucun doute possible, un personnage pittoresque – euphémisme charitable pour éviter le terme plus direct de “déséquilibré”. Son apparence physique frappe d’abord : squelettique au point que ses vêtements, pourtant taillés sur mesure, semblent maintenant flotter autour de sa silhouette comme les voiles d’un navire abandonné. Mais ce n’est pas son amaigrissement qui suscite le plus mon inquiétude.

C’est son regard – ce regard qui ne se pose jamais véritablement sur vous mais semble contempler quelque réalité invisible située précisément derrière votre crâne. À plusieurs reprises durant notre brève conversation, ses yeux se perdent dans le vide, comme aspirés par une vision accessible à lui seul, avant de se reconnecter brusquement à notre réalité dans un sursaut presque douloureux. Lorsqu’il observe les passants, j’ai l’impression distincte qu’il perçoit autre chose à travers eux, comme si leur enveloppe charnelle n’était qu’un voile transparent révélant des vérités cachées au commun des mortels.

Tout en lui suinte l’étrangeté, comme s’il avait franchi une frontière métaphysique interdite et n’était jamais totalement revenu de l’autre côté. C’est un homme qui s’est manifestement approché trop près d’une vérité qu’il aurait été préférable d’ignorer, et cette connaissance interdite l’a irrémédiablement transformé. Je décèle au fond de ses pupilles cette petite flamme vacillante qui caractérise les âmes se tenant en équilibre précaire sur le fil ténu séparant la lucidité de la folie pure.

La jeune femme se présente comme Isa von Hofler, fille du Baron. Son comportement attire immédiatement mon attention. Elle semble profondément mal à l’aise, comme si notre rencontre représentait un événement qu’elle aurait préféré éviter. Son regard inquiet vers son père trahit une préoccupation qui dépasse la simple inquiétude filiale. J’y perçois de la suspicion, voire une forme de résignation douloureuse face à l’inévitable.

Après quelques échanges de politesse, elle s’excuse précipitamment et prend congé. “S’enfuir comme une voleuse” serait une description plus juste de son départ précipité. Ma méfiance, déjà en éveil constant, s’embrase instantanément. Obéissant à cet instinct que des années de journalisme d’investigation ont affiné, je la suis discrètement du regard, puis physiquement, jusqu’à la voir quitter la gare.

Je ne remarque rien de particulièrement suspect dans sa démarche ou sa destination, ce qui me fait douter de mon propre jugement. Ma paranoïa atteint-elle des proportions pathologiques, me faisant voir des conspirations là où n’existent que des comportements ordinaires ? Cette introspection ne dure qu’un instant, car mon attention est bientôt capturée par une nouvelle arrivante.

Mu par cette même méfiance systématique, je continue d’observer le quai alors que le steward Peters conduit le Baron vers sa cabine avec toute la déférence due à son rang aristocratique. Dans les derniers instants avant le départ, mon regard accroche une silhouette incongrue : une femme apparemment asiatique, vêtue d’un kimono traditionnel, qui se déplace à petits pas précautionneux vers le train.

Tout chez cette femme semble caricatural, comme si elle avait étudié la culture extrême-orientale uniquement à travers des illustrations occidentales médiocrement informées. Sa façon de marcher, son maintien, ses gestes – tout sonne faux à mes yeux exercés. Ma paranoïa me souffle à l’oreille qu’elle n’est certainement pas ce qu’elle paraît être. Lorsque je la vois monter à bord et qu’un steward la conduit précisément vers la cabine voisine de celle du Baron, cette coïncidence m’apparaît comme une confirmation de mes soupçons.

En ces temps troublés, je ne crois plus aux coïncidences. Elles me semblent aussi improbables que des flocons de neige en août – et tout aussi suspectes si elles venaient à se produire.

De retour à bord, j’invite Églantine à m’accompagner au wagon-salon pour prendre un verre et discuter de ces nouvelles complications. Je laisse le Baron aux bons soins d’Eugène, estimant que ces deux “grands” occultistes devraient trouver matière à conversation, bien que je soupçonne que von Hofler possède une appréhension des forces occultes bien plus proche de mes sombres intuitions que du folklore de salon qu’affectionne notre compagnon.

En chemin vers le salon, nous croisons justement la mystérieuse asiatique. Églantine, avec cette grâce sociale qui la caractérise, tente d’engager la conversation. La scène qui s’ensuit confine au surréalisme. La femme semble ne comprendre qu’une infime partie des propos d’Églantine, se contentant de hocher la tête, de ricaner nerveusement et de répéter “oui” à intervalles irréguliers, sans aucun rapport apparent avec le contenu de la conversation.

Cet échange absurde conforte Églantine dans mon opinion : nous avons affaire à un personnage énigmatique qui dissimule sa véritable nature. Sa confirmation silencieuse, manifestée par un regard entendu, me rassure quant à la validité de mes soupçons. Je ne suis pas le seul à percevoir l’étrangeté de cette femme – ce qui suggère que ma paranoïa, aussi intense soit-elle, n’est peut-être pas entièrement injustifiée.

En arrivant au wagon salon, nous trouvons Eugène et le Baron déjà installés. Les éclats de voix qui nous parviennent trahissent une conversation animée, voire hostile. Ce que j’observe évoque l’histoire de l’arroseur arrosé : le Baron semble traiter Eugène avec une condescendance glaciale, le regardant littéralement de haut malgré sa taille modeste. Cette inversion hiérarchique paraît particulièrement difficile à supporter pour notre compagnon habituellement si sûr de sa supériorité intellectuelle.

Pendant que ce drame d’ego se déroule, j’opte pour une manœuvre audacieuse. Cédant à une impulsion aussi soudaine qu’irraisonnée, je me plante devant la prétendue asiatique et lui murmure à l’oreille que je connais sa véritable identité – qu’elle n’est autre qu’Isa, la fille du Baron, déguisée pour quelque raison obscure.

Ce bluff repose sur une intuition totalement infondée, mais son exécution me paraît sans risque. Si cette femme est effectivement une voyageuse asiatique authentique, elle ne comprendra probablement rien à mes insinuations et je passerai simplement pour un excentrique – ce qui, à bord de l’Orient Express, ne constitue guère une anomalie. En revanche, si mon intuition s’avère exacte, sa réaction pourrait être révélatrice.

Hélas, mon stratagème ne produit aucun effet visible. La femme demeure impassible, son visage aussi inexpressif qu’un masque de théâtre nô. Cette absence de réaction pourrait tout aussi bien signifier une incompréhension totale qu’une maîtrise parfaite de ses émotions. L’ambiguïté persiste, alimentant ma frustration.

Soudain, le Baron se lève brusquement et se dirige vers sa cabine. Dans un mouvement qui me paraît bien trop synchronisé pour être fortuit, la mystérieuse asiatique interrompt notre échange stérile et lui emboîte le pas avec une promptitude qui renforce mes soupçons. Eugène et Églantine se lèvent à leur tour, visiblement désireux de nous rejoindre pour poursuivre notre discussion.

De retour dans notre compartiment, situé providentiellement dans le même wagon que les cabines du Baron et de l’énigmatique asiatique, Eugène nous livre un compte-rendu agité de sa rencontre avec l’aristocrate autrichien. Ses premières paroles confirment mon impression initiale :

“Il est complètement barré !” s’exclame-t-il, les yeux écarquillés par une stupéfaction non feinte. “Totalement, irrémédiablement dérangé !”

Selon Eugène, le Baron aurait exprimé sans ambages sa conviction qu’il fallait éliminer physiquement Menkaph et s’emparer du livre à tout prix. Cette proposition radicale surpasse même les pensées homicides qui m’avaient traversé l’esprit – ce qui n’est pas peu dire.

Plus troublant encore, von Hofler aurait évoqué la “fin du monde” comme conséquence probable si nous n’agissons pas rapidement. Il aurait manifesté une colère à peine contenue face à notre apparente inaction, nous accusant presque de négligence criminelle.

Ces révélations, aussi alarmantes soient-elles, éveillent en moi une résonance troublante. Au plus profond de mon être, je pressens effectivement un danger d’une ampleur cosmique, une menace plus ancienne que l’humanité elle-même, qui se déplace silencieusement dans les coulisses de notre réalité tangible. Cette intuition viscérale me suggère que le Baron, malgré son déséquilibre manifeste, pourrait bien percevoir une vérité que d’autres ignorent.

Néanmoins, je reste fermement opposé à toute action précipitée. Si le Baron a raison sur le fond, sa méthode me paraît dangereusement imprudente. Nous précipiter tête baissée contre un adversaire de la puissance de Menkaph équivaudrait à un suicide collectif. La prudence et la stratégie doivent prévaloir sur l’urgence, aussi pressante soit-elle.

Notre discussion est interrompue par l’arrivée inattendue du Baron lui-même dans notre cabine. À ma grande surprise, son attitude diffère radicalement de celle décrite par Eugène. Il se montre presque humble, s’excusant avec une sincérité apparente pour son comportement hautain lors de leur précédent échange au wagon salon. Ce revirement déconcertant me fait soupçonner une instabilité émotionnelle qui ne fait que renforcer mes inquiétudes quant à sa fiabilité.

Églantine, déployant une fois de plus ses remarquables talents de médiatrice, parvient à établir un dialogue constructif avec le Baron. Sous son influence apaisante, l’aristocrate se détend progressivement, jusqu’à nous révéler un élément qui pourrait changer fondamentalement la donne.

Il extrait de sa veste une dague ouvragée d’une beauté saisissante. L’arme dégage une aura de mystère presque palpable, comme si elle possédait une conscience propre. Sa facture révèle un âge vénérable – peut-être plusieurs siècles – et les motifs gravés sur sa lame évoquent des symboles occultes dont la signification m’échappe, malgré mes recherches récentes.

Selon les affirmations du Baron, cette arme ancienne posséderait le pouvoir de vaincre non seulement les manifestations spectrales comme celles que nous avons affrontées, mais également Menkaph lui-même. Cette révélation fait naître en moi, comme chez mes compagnons, une lueur d’espoir que je m’étais interdit jusqu’alors.

Posséder un moyen concret de combattre notre adversaire transformerait radicalement le rapport de forces. D’une fuite éperdue devant l’innommable, nous pourrions passer à une confrontation plus équilibrée, où notre défaite ne serait plus une certitude absolue.

Hélas, cet espoir est promptement tempéré par la réticence du Baron à nous confier l’artefact. Pour des raisons qu’il n’explicite pas entièrement, il refuse de s’en séparer, tout en insistant sur la nécessité d’une action immédiate contre Menkaph.

Cette position paradoxale nous place dans une impasse frustrante. Nous sommes désormais convaincus de la nécessité d’agir, nous disposons potentiellement d’un moyen d’action, mais les modalités pratiques de cette intervention demeurent désespérément floues.

Quand ? Comment ? Avec quelles précautions ? Ces questions essentielles restent sans réponses satisfaisantes, nous laissant dans un état d’incertitude qui, loin de dissiper nos craintes, ne fait que les exacerber.

Tandis que le Baron poursuit ses explications, mon regard se pose sur la dague qu’il tient avec révérence. Une émotion inattendue m’envahit – un espoir fragile mais tenace que cet objet antique puisse véritablement nous offrir une protection contre les forces maléfiques que nous affrontons. Je note avec surprise que mes compagnons partagent manifestement ce sentiment, leurs regards fixés sur l’arme avec une intensité qui trahit leur désespoir inavoué.

Le contraste entre la banalité apparente de cette dague – qui, en dépit de ses ornements remarquables, demeure un objet tangible, compréhensible, appartenant à notre réalité quotidienne – et l’inconcevable horreur des manifestations que nous avons observées crée une dissonance cognitive qui me laisse perplexe. Comment un simple artefact métallique, aussi ancien et mystique soit-il, pourrait-il nous protéger contre des entités dont la nature même transcende notre compréhension ?

Et pourtant, je me surprends à espérer, contre toute logique, que le Baron détient effectivement la clé de notre salut. Cette contradiction interne entre mon scepticisme rationnel et mon désir désespéré de croire illustre parfaitement le déchirement que nous éprouvons tous face à l’ineffable.

Alors que le train reprend sa course implacable vers l’Est, emportant dans ses entrailles d’acier un Fez maudit, un occultiste dément, une pseudo-asiatique mystérieuse, et notre petit groupe de combattants improvisés, je ne peux m’empêcher de méditer sur l’ironie de notre situation. Nous voici, voyageant dans le summum du luxe et du progrès technique du XIXe siècle, tout en nous préparant à affronter des puissances occultes dont l’existence précède probablement celle de l’humanité elle-même.

La juxtaposition de ces deux réalités – la modernité triomphante incarnée par l’Orient Express et l’ancienneté abyssale des forces que nous combattons – crée un vertige métaphysique qui me laisse momentanément sans voix.