Journal de bord de Patrice Beaumain (1) : Préface et introduction.

You are currently viewing Journal de bord de Patrice Beaumain (1) : Préface et introduction.
PJ - Patrice Beaumain

Préface

Janvier 2013

Dans la collection toujours croissante des archives de la famille Beaumain, chaque volume dévoile de nouvelles strates de notre histoire complexe. En tant que gardien actuel de ces documents remarquables, je me trouve dans la position privilégiée de présenter aux lecteurs ce second tome, un récit aussi captivant qu’inquiétant.

Le premier volume de nos archives nous guidait à travers les chemins tumultueux de la Révolution française, suivant les pas du soldat Beaumains – notez ici le ‘s’ archaïque que portait notre nom en 1789 – jusqu’à sa fatale rencontre avec la guillotine en 1793. Cette première compilation m’avait demandé d’importantes recherches pour la présenter correctement et surtout de manière complète.

Cependant, le volume que vous tenez entre vos mains est d’une tout autre nature. Contrairement à son prédécesseur, ce texte nous parvient directement d’un des gardiens du savoir Beaumain lui-même – observez comme notre patronyme avait évolué pour perdre son ‘s’ en 1893. Ce gardien, Patrice Beaumain, narre sa propre histoire, sa propre aventure, située précisément un siècle après le siècle des Lumières. Dans un souci de préserver l’authenticité de ce document historique, j’ai pris la décision consciente de vous le livrer tel qu’il a été écrit il y a maintenant près de 120 ans, et il est à peine plus vieux que la tour Eiffel.

Ce qui suit est plus qu’une simple documentation historique – c’est un témoignage direct d’événements inexplicables, préservé à travers les générations de notre lignée. Je vous le présente sans altération, en espérant que vous ressortirez indemne de toutes ses indicibles révélations – révélations qui ne sauraient exister !

Gilles Beaumain Gardien des Archives Beaumain

En tant que journaliste, j’ai pris l’habitude de tout consigner par écrit. Alors que je m’apprête à partir pour Londres avec quelques amis rendre visite à un autre ami, il me semble opportun de tenir un journal de bord de ce voyage. Avant de commencer ce récit, permettez-moi de me présenter convenablement. Ces pages, que je rédige dans la bibliothèque familiale, entouré des ombres mouvantes projetées par les lampes à huile, serviront d’introduction à ce journal.

Je suis venu au monde en 1868, dans la banlieue parisienne du Second Empire, où les réverbères à gaz projetaient leurs lueurs fantomatiques sur les façades des hôtels particuliers. Notre demeure familiale, imposante bâtisse aux multiples recoins et passages secrets, se dressait tel un monument à l’excentricité architecturale d’une époque où la France oscillait entre traditions et modernité. C’est dans ce cadre singulier que j’ai fait mes premiers pas, sous le regard bienveillant mais inquiet de mes parents qui ne tardèrent pas à remarquer ma nature particulière.

Dès mon plus jeune âge, j’ai manifesté une curiosité dévorante qui me poussait invariablement vers les zones d’ombre, tant métaphoriques que littérales. Ma petite silhouette, qui ne dépasserait jamais le mètre soixante, se faufilait déjà dans les moindres recoins de notre demeure, à la recherche de passages secrets que je semblais être le seul à pressentir. Cette faculté presque surnaturelle de débusquer l’occulte était toutefois tempérée par une maladresse physique confondante : mes mains, aussi précises fussent-elles pour repérer une latte grinçante ou un panneau mobile, se révélaient désespérément inaptes à manipuler les mécanismes que je découvrais.

Ma mère, issue d’une lignée de notables protestants, avait tenu à ce que je suive le parcours religieux traditionnel, bien que notre famille ne fût que nominalement pratiquante. Je me pliai à ces obligations sociales avec une indifférence polie, allant jusqu’à refuser la communion, non par rébellion mais par une honnêteté intellectuelle qui, je le comprends maintenant, préfigurait ma quête de vérité ultérieure.

Les années passèrent, et mon adolescence fut profondément marquée par ma relation avec mon cousin Xavier, mon exact opposé physique et tempéramental. Là où j’étais menu et réfléchi, il était massif et impétueux. Ensemble, nous formions un duo improbable qui fit les quatre cents coups dans les rues de notre banlieue. Xavier, bagarreur né et amateur de solutions expéditives, contrastait avec ma nature plus mesurée, créant une dynamique qui enrichissait nos aventures communes d’une tension productive.

C’est durant ces années, marquées par les bouleversements de la Troisième République, que je développai mon goût pour l’exploration urbaine. Les démolitions abandonnées et les manoirs en ruines devinrent mes terrains d’investigation favoris. J’y passais des heures, remplissant des carnets entiers de croquis minutieux et de notes détaillées sur l’architecture des bâtiments que nous visitions. Mon coup de crayon, que certains qualifiaient d’extraordinaire, me permettait de documenter avec précision les curiosités architecturales et les anomalies structurelles que nous découvrions.

La bibliothèque familiale devint mon second refuge. Entre deux escapades avec Xavier, je m’immergeais dans les encyclopédies poussiéreuses, dévorant particulièrement les ouvrages traitant d’anthropologie et d’occultisme. Ces lectures précoces laissèrent une empreinte indélébile sur mon esprit en formation, nourrissant une vision du monde où le rationnel et l’irrationnel s’entremêlaient inextricablement.

En 1888, le jour de mes vingt ans, je reçus des mains de mon père la chevalière familiale, un anneau d’argent massif orné des armoiries de notre lignée. Ce n’était pas un simple bijou, mais un témoin tangible de notre passé, un objet qui semblait vibrer d’une résonance particulière lorsque je le portais. Cette transmission marqua le début d’une période de révélations progressives sur l’histoire de ma famille.

Mon apparence se fixa durant ces années : homme de petite taille mais d’une prestance certaine, pesant à peine soixante kilos, j’arborais fièrement une moustache soigneusement entretenue qui me valut mon admission au prestigieux “Club des Moustaches”. Cette institution semi-secrète, dont Xavier était déjà membre, réunissait des gentlemen de la plus haute société parisienne, partageant non seulement un goût prononcé pour la pilosité faciale mais aussi une inclination pour les mystères et les sociétés savantes. Le Club comptait parmi ses membres les plus éminents des personnalités influentes de la politique et des arts, dont Georges Clemenceau lui-même, qui en était l’une des figures les plus respectées. Ces réunions entre hommes distingués, où les discussions oscillaient entre considérations esthétiques sur l’art de la moustache et débats passionnés sur les mystères de notre temps, allaient s’avérer déterminantes pour mon avenir.

Le jour de mes 21 ans, en cette année 1889, marqua un tournant décisif dans mon existence. Mon père, après des années d’hésitation, me donna enfin accès aux archives familiales, un ensemble de documents soigneusement préservés depuis plus d’un siècle. Parmi ces documents, le journal du soldat Beaumain, mon ancêtre direct, se révéla être une lecture bouleversante.

Ce journal, couvrant la période trouble de 1789 à 1794, était rédigé dans un style fiévreux entrecoupé de croquis énigmatiques et d’annotations cryptiques, relatant des événements qui défiaient l’entendement. Les récits de mon ancêtre oscillaient entre lucidité clinique et délire visionnaire, décrivant des phénomènes que la raison se refusait à accepter mais que l’intuition reconnaissait comme authentiques.

Ma première lecture, forcément superficielle tant le contenu était dense et troublant, révéla une version alternative et terrifiante des événements fondateurs de notre République. Le soldat Beaumain semblait avoir été témoin – peut-être même acteur – des moments les plus cruciaux de la Révolution française : le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, et d’autres événements majeurs prenaient sous sa plume une dimension cauchemardesque. Ses descriptions suggéraient que derrière la facade de ces bouleversements historiques se cachaient peut-être des forces plus anciennes et plus terrifiantes que tout ce que l’Histoire officielle pouvait concevoir.

Le journal s’achevait brutalement en 1794, avec la décapitation de mon ancêtre pour des raisons encore obscures – un mystère de plus à élucider. Cette fin tragique ajoutait une urgence macabre à mes investigations : était-il victime de la Terreur ordinaire, ou avait-il découvert des vérités si insoutenables que sa disparition était devenue une nécessité pour certains ? Les pages de son journal suggéraient des explications qui dépassaient largement le cadre de la simple politique révolutionnaire.

Une étude approfondie s’imposait. Il me faudrait recouper minutieusement chaque fait mentionné, chaque date, chaque lieu. Distinguer la réalité historique des possibles délires d’un esprit dérangé – à moins que ces apparents délires ne fussent en réalité des témoignages de phénomènes dépassant l’entendement humain. La Révolution française aurait-elle été le théâtre d’événements aux dimensions cosmiques dont la véritable nature aurait été soigneusement dissimulée ? Ces questions me hantaient, exigeant des réponses que seule une investigation méticuleuse pourrait peut-être apporter.

La lecture des archives provoqua en moi une réaction viscérale, comme si chaque mot résonnait avec une vérité enfouie dans mon propre sang. Les récits de mon ancêtre éveillèrent une certitude inébranlable : je devais poursuivre l’œuvre commencée, explorer les zones d’ombre que le soldat Beaumain avait à peine effleurées.

 

Le journalisme s’imposa comme une évidence, et le destin joua en ma faveur grâce au Club des Moustaches. C’est au sein de cette institution aussi distinguée que discrète que je fis la connaissance de Georges Clemenceau, membre éminent et influent du Club. Nos conversations, d’abord centrées sur les mystères et énigmes qui passionnaient les membres du Club, prirent rapidement un tour plus concret lorsqu’il découvrit mon désir ardent de vérité et ma plume déjà exercée. En tant que directeur politique du journal “La Justice”, il m’ouvrit les portes d’une carrière qui allait satisfaire mes aspirations les plus profondes. Mon engagement pour la vérité et ma fougue naturelle trouvèrent écho auprès de cet homme remarquable, qui vit en moi, je suppose, quelque chose de sa propre jeunesse. Sous sa direction, je développai une plume acérée au service de la vérité, couvrant des sujets qui exigeaient autant de rigueur que d’audace.

Cependant, les nécessités matérielles de l’existence m’amenèrent à collaborer également avec “Le Petit Parisien”. Cette double affiliation s’avéra providentiellement complémentaire : si “La Justice” me permettait de poursuivre des enquêtes de fond, souvent politiques et sociales, “Le Petit Parisien” m’ouvrait les portes d’un monde plus intrigant encore. Sous couvert de couvrir les événements mondains et culturels, je pus explorer les aspects les plus mystérieux de notre époque : séances de médiumnité dans les salons huppés, cercles occultes où l’élite parisienne côtoyait d’étranges personnages, conférences sur le spiritisme et l’ésotérisme qui attiraient une foule grandissante.

Mon talent naturel pour le dessin d’observation se révéla particulièrement précieux dans ces circonstances. Mes croquis, qu’ils illustrent un salon mondain ou une séance spirite, capturaient non seulement les détails visibles mais aussi cette atmosphère indéfinissable qui caractérise les moments où le voile entre le quotidien et l’extraordinaire semble s’amincir. Cette capacité, couplée à mon intuition affûtée pour déceler le vrai du faux, me permit de naviguer entre ces deux mondes – le politique et l’occulte – avec une aisance que je n’aurais jamais soupçonnée.

À vingt-cinq ans, je me découvre porteur d’une mission qui me dépasse. Mon tempérament, mélange d’espièglerie et de gravité, cache une détermination inébranlable. Je peux m’emporter face à l’injustice ou au mensonge – ce qui me vaut parfois l’épithète de “soupe au lait” – mais je reste fondamentalement guidé par deux principes : aider mes semblables et rechercher la vérité, quel qu’en soit le prix.

Ma maladresse physique, loin d’être un simple handicap, me semble être le prix à payer pour ma capacité extraordinaire à percevoir l’invisible. Comme si le cosmos, dans son équilibre mystérieux, avait choisi de me doter d’une sensibilité accrue aux dépens de la dextérité manuelle.

Me voici donc prêt pour ce voyage à Londres, équipé comme à mon habitude de mes carnets et de mes crayons. La chevalière familiale, comme toujours, brille à mon doigt – je ne la quitte jamais. J’ai hâte de retrouver mes amis pour cette excursion qui promet d’être fort intéressante. En tant que journaliste, je ne peux m’empêcher d’espérer que ce séjour me fournira quelque matière à écrire.

Ces pages constituent donc une brève présentation avant d’entamer ce journal de voyage. Je ne sais pas encore ce que Londres nous réserve, mais j’ai le pressentiment que cela vaudra la peine d’être raconté.

Ce 8 novembre 1893,
Patrice Beaumain