Samedi 18 novembre 1893, 18h01 – Résidence Demir, Galata
C’est dans l’atmosphère feutrée du salon ottoman que nous parvient la première nouvelle réconfortante de cette journée chargée d’appréhensions. Un télégramme d’Ilsa von Hofler, dont les caractères télégraphiques dansent sous la lumière dorée du couchant stambouliote, nous annonce sa venue imminente pour demain, dimanche 19 novembre, afin de prendre en charge Miss Myers. Cette promptitude dans sa réponse témoigne d’une générosité d’âme qui rachète largement les subterfuges auxquels elle s’était livrée à bord de l’Orient Express.
Selin Demir, cette femme d’une intelligence et d’une perspicacité remarquables, m’aborde avec cette délicatesse qui caractérise les dames ottomanes de haute éducation. Ses yeux sombres, où se reflète l’inquiétude naturelle d’une mère face aux dangers qui menacent désormais sa demeure, scrutent mon visage avec une attention soutenue.
“Monsieur Beaumain,” articule-t-elle dans un français d’une pureté cristalline, “puis-je avoir confiance en cette jeune femme ? L’état de votre protégée exige des soins d’une délicatesse extrême, et je ne saurais la confier à n’importe qui.”
Cette question, légitime au regard des circonstances tragiques que traverse Miss Myers, me permet d’affirmer avec une conviction absolue la rectitude morale d’Ilsa. Sur mon honneur de gentilhomme, je certifie à Madame Demir que cette solution représente le meilleur espoir de guérison pour notre malheureuse compagne d’infortune. L’expertise du professeur Freud, combinée à la sollicitude personnelle d’Ilsa, constitue un traitement que nous ne saurions égaler par nos propres moyens, si sincères soient nos intentions.
Ma sincérité manifeste convainc visiblement notre hôtesse, dont les traits se détendent progressivement. Elle acquiesce silencieusement, m’assurant qu’elle prendra soin de Miss Myers jusqu’à l’arrivée d’Ilsa, et qu’en cas d’absence de notre part, elle lui confiera personnellement notre protégée de notre part. Cette délégation de responsabilité soulage considérablement ma conscience, car l’étiquette et les convenances ottomanes garantissent un traitement respectueux de la malheureuse veuve.
C’est à cet instant précis que survient un incident qui menace momentanément de compromettre l’harmonie de notre séjour. Des employés du Péra Palace, reconnaissables à leur livrée impeccable et à leur maintien guindé caractéristique des grands établissements hôteliers, font irruption dans la cour intérieure de la résidence Demir. Leur mission, énoncée avec cette obséquiosité professionnelle qui masque mal leur embarras, consiste à venir chercher nos bagages et à nous remettre un télégramme parvenu à la réception de l’hôtel.
Alfred et Hervé, conscients de l’énormité de leur bévue matinale, arborent une expression de gêne si manifeste qu’elle en devient presque comique. Leurs visages cramoisîs, leurs regards fuyants, leurs gestes maladroits – tout en eux trahit cette mortification profonde que ressent l’homme bien élevé lorsqu’il réalise avoir commis un impair social majeur. Ils s’efforcent de renvoyer discrètement ces messagers importuns, multipliant les chuchotements et les gestes évasifs dans l’espoir de limiter les dégâts diplomatiques.
Mais c’est compter sans l’acuité auditive de Robie, dont l’oreille exercée par les années de combat dans les salles de boxe parisiennes ne laisse échapper aucune nuance de cette conversation embarrassante. Notre pugiliste, saisissant immédiatement l’ampleur de la situation, se rue littéralement vers l’extérieur avec cette détermination qui le caractérise dans l’action.
Ce qui suit constitue l’un des moments les plus édifiants de notre séjour stambouliote. Robie, abandonnant sa réserve habituelle, entreprend d’expliquer aux employés stupéfaits qu’il s’agit d’un “grand malentendu” et qu’Hervé se rendra immédiatement à l’hôtel pour clore cette réservation intempestive. Mais c’est surtout la leçon qu’il administre ensuite à nos deux compagnons qui révèle la profondeur de son indignation.
“Cent cinquante livres !” s’exclame-t-il avec cette véhémence contrôlée qui témoigne d’une colère légitime. “Vous rendez-vous compte que cette somme exorbitante représente près de six mois de salaire pour un ouvrier parisien ? Et cela sans compter l’affront personnel infligé au professeur Demir et à sa famille !”
Cette réprimande, délivrée avec l’autorité naturelle de celui qui a appris la valeur de l’argent dans les quartiers populaires de la capitale, produit sur Alfred et Hervé un effet immédiat. Leur gêne initiale se mue en une honte véritable lorsqu’ils réalisent la double dimension – financière et culturelle – de leur erreur. L’aspect pécuniaire, certes regrettable, pâlit devant la gravité de l’offense involontaire faite à l’hospitalité orientale.
Hervé, assumant courageusement sa responsabilité dans cette affaire, se dirige immédiatement vers le Péra Palace pour régulariser cette situation embarrassante et récupérer le mystérieux télégramme. Son départ précipité, accompagné des excuses renouvelées qu’il adresse au professeur Demir, témoigne d’une volonté sincère de réparer ses torts.
Il convient de noter que l’incident, malgré sa gravité potentielle, ne parvient pas à altérer durablement l’atmosphère de notre soirée. La compréhension manifestée par notre hôte, conjuguée à la réaction appropriée de Robie et aux excuses d’Hervé, permet de clore définitivement ce chapitre déplaisant. Le professeur Demir, avec cette magnanimité qui caractérise les grandes âmes, considère visiblement cette maladresse comme le produit de l’ignorance plutôt que de la malveillance.
Une fois cette tempête diplomatique apaisée, nous pouvons enfin nous consacrer à la question cruciale qui nous obsède tous : l’élaboration de notre stratégie face à l’ultimatum de Nisra. Ce débat, qui va monopoliser une partie substantielle de notre soirée, révèle rapidement la complexité des enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Deux options s’offrent à nous, chacune comportant son lot d’avantages et d’inconvénients. La première, la plus audacieuse mais peut-être la plus risquée, consiste à lancer immédiatement un assaut sur l’île mystérieuse où Nisra retient le jeune Barlas prisonnier. Cette approche, séduisante par son caractère offensif, présente l’avantage de l’initiative et de la surprise, mais nous projetterait dans l’inconnu le plus total.
La seconde option, plus méthodique mais non moins périlleuse, privilégie une préparation minutieuse du rendez-vous prévu pour demain soir. Cette stratégie implique une reconnaissance approfondie des lieux, l’élaboration d’un plan d’intervention détaillé, et la mise en place d’un dispositif permettant de transformer ce qui s’annonce comme un piège en opportunité de sauvetage.
Nos discussions, qui tournent initialement en boucle autour de ces deux possibilités, finissent par converger vers la seconde option. Cette décision, fruit d’un consensus laborieux plutôt que d’un enthousiasme partagé, s’impose par sa logique implacable : nous disposons de vingt-quatre heures pour transformer ce désavantage tactique apparent en atout stratégique.
La préparation de ce rendez-vous factice exige une orchestration d’une précision chirurgicale. Nous devons identifier les lieux de l’échange, repérer les positions stratégiques, anticiper les mouvements de nos adversaires, et surtout élaborer un plan d’extraction pour le jeune Barlas. Cette entreprise, d’une complexité redoutable, représente néanmoins notre meilleure chance de récupérer l’enfant sain et sauf.
Mais tous, nous demeurons parfaitement conscients que cette stratégie repose sur des fondations incertaines. La réussite n’est nullement garantie, et l’issue de cette confrontation pourrait bien déterminer non seulement le sort du fils Demir, mais également celui de notre groupe tout entier. Cette perspective, loin de nous décourager, aiguise notre détermination d’une manière que je n’aurais pas crue possible.
L’état de santé du professeur Demir, affaibli par sa blessure récente, l’empêche catégoriquement de participer physiquement à cette rencontre périlleuse. Cette contrainte m’impose automatiquement le rôle de négociateur principal, de représentant visible de notre groupe face à Nisra et ses suppôts. Cette responsabilité, aussi écrasante soit-elle, s’accompagne d’un avantage tactique non négligeable : mes compagnons, dissimulés dans l’ombre, pourront agir au moment opportun.
Naturellement, il demeure hors de question que j’apporte véritablement le livre maudit ou l’un des Fez rouge sang à ce rendez-vous. Cette négociation ne constitue qu’une façade destinée à créer l’opportunité du sauvetage, non un véritable échange. Cette duperie, si elle venait à être découverte prématurément, nous exposerait à des représailles terribles, mais elle demeure notre seule option viable face à un adversaire dont la parole ne vaut manifestement rien.
Les décisions pratiques qui découlent de cette stratégie générale révèlent l’ampleur de notre entreprise. Dès l’aube, Robie et les autres se rendront sur les lieux du rendez-vous pour procéder à une reconnaissance méthodique. Cette mission d’observation, cruciale pour le succès de notre plan, permettra d’identifier les points d’intervention possibles et d’anticiper les difficultés pratiques du sauvetage.
Parallèlement, nous confions à Toprak une mission d’une importance capitale : contacter le batelier Abdullah aux neuf doigts pour l’engager dans une recherche urgente. Car selon les connaissances du professeur Demir, il n’existe officiellement que neuf îles dans l’archipelago des Princes. Cette mystérieuse dixième île, repaire supposé de Nisra, constitue une énigme géographique qu’il nous faut résoudre au plus vite. Abdullah, navigateur expérimenté des eaux du Bosphore, représente notre meilleur espoir de localiser ce refuge insaisissable.
Cette mission de reconnaissance nautique revêt une importance stratégique cruciale, car suite au rendez-vous de demain soir – quel qu’en soit l’issue – nous risquons fort d’être contraints de nous rendre sur cette île maudite. Mieux vaut donc en connaître la localisation et les caractéristiques avant de nous y aventurer dans des circonstances probablement dramatiques.
C’est sur ces entrefaites qu’Hervé fait son retour, après une absence qui a duré une heure et demie. Son visage, encore marqué par l’embarras de sa démarche, s’illumine néanmoins lorsqu’il nous tend le télégramme récupéré à la réception du Péra Palace. Ce message, dont le contenu va transformer radicalement nos perspectives pour la journée de demain, constitue une invitation aussi inattendue qu’extraordinaire.
Le Sultan Abdul Hamid II en personne souhaite nous recevoir en audience privée demain, dimanche 19 novembre, à treize heures précises. Cette convocation, dont les implications politiques dépassent largement nos préoccupations immédiates, ouvre des horizons stratégiques que nous n’avions pas osé envisager.
L’opportunité qui s’offre ainsi à nous possède une valeur inestimable. Obtenir les bonnes grâces du Sultan pourrait s’avérer crucial en cas de complications dans Constantinople, particulièrement si nos actions de demain soir devaient dégénérer en coup d’éclat sur les quais. La protection impériale, même tacite, constituerait un atout diplomatique considérable face aux autorités locales.
Cette perspective transforme immédiatement notre perception de la journée de demain. Nous décidons à l’unanimité que cette audience représente une chance exceptionnelle qu’il serait criminel de gaspiller. Pour maximiser nos chances de succès, nous nous présenterons tous ensemble devant le Sultan, déployant l’ensemble de nos talents respectifs pour conquérir sa bienveillance.
Mais cette décision soulève immédiatement une question délicate : comment aborder un souverain de cette stature sans passer pour de vulgaires touristes en quête d’exotisme ? L’étiquette ottomane, réputée pour sa complexité, ne pardonne aucune maladresse, et nous ne pouvons nous permettre l’incompétence diplomatique après l’incident du Péra Palace.
Plusieurs pistes s’esquissent rapidement dans nos discussions. Le sport, par l’intermédiaire des talents pugilistiques de Robie, pourrait effectivement flatter l’amour-propre impérial, mais cette approche nous semble insuffisante pour établir des relations durables. De même, l’aristocratie certaine d’Eugène, si authentique soit-elle, ne saurait à elle seule impressionner un monarque habitué à côtoyer les plus hautes noblesses européennes.
C’est finalement dans le domaine politique que nous identifions notre meilleur atout. L’écriture d’une tribune dans “La Justice”, le journal de Georges Clemenceau, pourrait représenter un instrument de communication d’une valeur inestimable pour le Sultan. Cette proposition, qui germe progressivement dans mon esprit de journaliste, correspond parfaitement aux besoins actuels de l’Empire ottoman.
Car la situation géopolitique actuelle place le sultanat dans une position délicate. L’émergence du Japon comme puissance militaire, la politique coloniale agressive des grandes puissances européennes, la montée de l’Empire austro-hongrois, et l’escalade généralisée de l’armement transforment l’équilibre mondial d’une manière défavorable à l’Empire ottoman. Les grands de ce monde regardent désormais Constantinople de haut, et le rayonnement du monde ottoman s’amenuise dangereusement.
Une tribune dans “La Justice” permettrait au Sultan de s’exprimer directement auprès de l’opinion française, sans les filtres déformants de la diplomatie traditionnelle. Cette opportunité de communication directe pourrait contribuer à modifier la perception européenne de l’Empire ottoman, en révélant les nuances et les subtilités d’une politique trop souvent caricaturée par ignorance ou par malveillance.
Cette idée, qui prend forme avec une clarté croissante dans mon esprit, ne se limite pas à une simple manœuvre de séduction diplomatique. Elle correspond également à mes convictions journalistiques profondes : donner la parole à ceux que les préjugés réduisent au silence, éclairer l’opinion sur des réalités complexes que la vulgate simpliste déforme ou ignore.
Naturellement, cette entreprise exige une préparation minutieuse que je ne peux improviser. Il me faut approfondir ma connaissance de la situation politique ottomane, comprendre les enjeux spécifiques qui préoccupent le Sultan, identifier les arguments susceptibles de toucher l’opinion française. Cette préparation passe nécessairement par une visite matinale au Club des Moustaches stambouliote, où les membres français de notre confrérie pourront m’éclairer sur les subtilités locales.
Cette décision de me rendre au Club dès la première heure de demain s’impose d’autant plus que la soirée présente et vraisemblablement une grande partie de la nuit seront consacrées à l’étude du livre maudit avec le professeur Demir. Cette priorité, aussi périlleuse soit-elle pour mon équilibre mental, demeure absolue face à l’urgence de nos besoins tactiques.
Le souper familial qui suit ces délibérations stratégiques nous offre un intermède de normalité bienvenue dans cette journée chargée de tensions. L’atmosphère autour de la table, réchauffée par l’hospitalité traditionnelle de nos hôtes, détend momentanément nos nerfs éprouvés par tant d’émotions contradictoires.
C’est durant ce repas qu’Eugène, fidèle à son tempérament de séducteur impénitent, entreprend une cour discrète mais persistante auprès de Rana, la fille du professeur Demir. Cette tentative de galanterie, menée avec le raffinement qui caractérise notre dandy parisien, se heurte néanmoins à la fermeté courtoise mais inflexible de la jeune fille.
Rana, éduquée dans cette tradition orientale qui concilie parfaitement la politesse exquise et la détermination inébranlable, remet Eugène à sa place avec une délicatesse qui ménage son amour-propre tout en établissant clairement les limites de leur relation. Cette rebuffade, administrée avec une élégance consommée, témoigne de l’éducation raffinée qu’elle a reçue et de sa maîtrise parfaite des codes sociaux européens et ottomans.
Eugène, à son crédit, accepte cette fin de non-recevoir avec la bonne grâce d’un gentilhomme véritable. Sa déception, si elle transparaît momentanément dans son regard, cède rapidement la place à cette philosophie hédoniste qui lui permet de traverser les vicissitudes sentimentales sans dommage durable pour son équilibre personnel.
La fin du repas marque le moment que j’appréhende et espère simultanément : le retour au travail avec le professeur Demir pour poursuivre notre étude du livre maudit. Cette activité, qui exerce sur moi une fascination croissante dont la nature addictive commence à m’inquiéter, représente néanmoins notre seul espoir de comprendre les forces auxquelles nous sommes confrontés.
Avant de nous plonger dans cette exploration périlleuse, Églantine vérifie discrètement l’état de Miss Myers. Notre protégée, maintenue dans un état d’apaisement artificiel grâce aux vapeurs d’opium d’Alfred, traverse cette épreuve avec une sérénité qui masque heureusement l’ampleur de ses traumatismes psychologiques. Cette stabilité temporaire, si fragile soit-elle, nous permet de nous consacrer pleinement à nos recherches sans l’angoisse supplémentaire de ses souffrances manifestes.
C’est donc avec un mélange d’appréhension et d’exaltation intellectuelle que je rejoins le professeur Demir dans son cabinet de travail. Cette pièce, sanctuaire de l’érudition ottomane, exhale ce parfum caractéristique des bibliothèques anciennes où se mêlent l’encre, le papier vieilli et cette poussière noble qui s’accumule sur les rayonnages chargés de sagesse millénaire.
L’étude que nous entreprenons ensemble révèle rapidement son caractère exceptionnel. Sans l’aide précieuse du professeur Demir, dont l’expertise linguistique surpasse largement mes compétences autodidactes, nous n’aurions jamais pu progresser avec une telle rapidité dans la compréhension de ce grimoire maudit. Chaque passage déchiffré ensemble ouvre des perspectives nouvelles sur la nature terrifiante de ces artefacts et les entités cosmiques qui les gouvernent.
Mais cette collaboration intellectuelle exige de moi un prix psychologique que je commence à percevoir avec une acuité douloureuse. Chaque révélation nouvelle ébranle un peu plus ma santé mentale, comme si la simple acquisition de ces connaissances interdites corrodait progressivement les fondements de ma raison. Cette érosion, encore subtile mais déjà perceptible, se manifeste par une nervosité croissante, une fatigue qui ne correspond à aucun effort physique, et surtout cette lassitude psychique qui commence à colorer ma perception du monde.
Je demeure cependant déterminé à poursuivre cette quête, malgré les avertissements que mon instinct de préservation ne cesse de me prodiguer. Car il m’est littéralement impossible de résister à l’appel de ces secrets innommables et indicibles. Cette compulsion, que je reconnais désormais comme l’un des symptômes de l’influence corruptrice du livre, ne parvient pas à entamer ma volonté de connaître, même si elle pourrait me mener vers la folie qui a emporté le Baron von Hofler.
Nous progressons ainsi dans des eaux troubles et terrifiantes, où tout s’embrouille autour de nos yeux et de notre esprit. La première partie du livre révèle progressivement ses secrets avec une générosité terrifiante, dévoilant des vérités que l’humanité n’était pas destinée à connaître.
De cette étude ressort grossièrement ceci : la véritable maîtrise du Fez rouge sang exige un sacrifice personnel d’une ampleur terrifiante. Vous ne devez pas vous abandonner au Fez tant qu’il ne vous aura pas récompensé de votre résistance. Ce n’est qu’en portant effectivement le Fez, qu’en risquant que votre volonté soit insuffisante, que vous soyez indigne de cette tâche et consumé par l’artefact, que vous pourrez émerger de cette épreuve triomphant et apte à canaliser ses pouvoirs simultanément terribles et grandioses.
Une fois cette domination établie sur le premier Fez, il devient possible d’en créer d’autres qui posséderont des pouvoirs similaires à l’original. Cette multiplication démoniaque nécessite que le porteur sacrifie une petite partie d’une âme – la sienne propre ou celle d’un autre être humain. De cette manière, chaque jour peut voir naître un nouveau Fez rouge sang, étendant géométriquement l’influence de cette corruption cosmique.
Mais le livre prodigue également des avertissements terrifiants : ceux qui portent un Fez secondaire pourraient bien convoiter la place de leur contrôleur principal. Pour cette raison, il convient de maintenir constamment à ses côtés un petit groupe d’acolytes portant des Fez que l’on pourra sacrifier si la loyauté de subordinés plus puissants venait à fléchir.
Car si le Fez n’est pas effectivement contrôlé, il détruira inéluctablement son porteur. Une fois cette transformation accomplie, la créature qu’est devenu l’ancien porteur peut être manipulée par d’autres utilisateurs plus puissants. Ces esclaves sans cervelle se plient alors à tous les désirs de leur nouveau maître, constituant une armée de morts-vivants d’une fidélité absolue.
Enfin, le passage le plus troublant concerne le Fez rouge sang original : si le sang d’un prince est présenté à cet artefact primordial, il devient possible d’invoquer “celui qui attend”. Cette révélation jette une lumière sinistre sur l’alliance entre Nisra et le prince Ramazan, suggérant des objectifs encore plus apocalyptiques que nous l’avions imaginé.
Ces révélations nous confrontent à une conclusion aussi inéluctable qu’effroyable : il n’existe aucune échappatoire à cette malédiction cosmique. Quelqu’un devra, à un moment ou à un autre, porter le Fez pour le contrôler – nous ne pouvons rien y changer. Et pour établir cette domination, il faut le porter, l’affronter dans un duel psychique où l’enjeu n’est rien moins que la préservation de son humanité.
Cette nécessité terrifiante éveille en moi un élan héroïque que je ne me connaissais pas. Dans un premier mouvement d’abnégation chevaleresque, je me propose pour endosser ce rôle sacrificiel. Après tout, cette quête a commencé avec mon héritage ancestral, et il me semble logique d’en assumer les conséquences ultimes.
Mais le professeur Demir, avec cette sagesse que confèrent l’âge et l’expérience des arcanes occultes, me dissuade rapidement de cette intention suicidaire. Ses arguments, délivrés avec une sollicitude paternelle qui me touche profondément, mettent en évidence la vanité noble de mon projet. Il ne pense pas que je possède la force spirituelle nécessaire pour lutter contre le Fez et en triompher. Cette tentative héroïque serait donc vouée à l’échec et par conséquent complètement improductive.
Je comprends intellectuellement la justesse de son raisonnement, mais j’ai néanmoins du mal à résister à l’appel irrésistible du Fez. Cette attraction, que je reconnais désormais comme l’un des symptômes de ma corruption progressive, demeure active malgré mes efforts de rationalisation. Quelque chose en moi aspire à cette confrontation ultime, indépendamment des considérations tactiques.
Parmi mes compagnons, je ne distingue aucun candidat évident pour cette mission suicide. Plus troublant encore, je ne me sens aucun droit de proposer l’un d’entre eux pour un tel sacrifice. Cette impasse morale ne change rien à ma détermination – un obstacle de plus à franchir, voilà tout – mais elle complique singulièrement notre stratégie générale.
Secrètement, j’espère que le professeur Demir lui-même possède la puissance spirituelle nécessaire pour accomplir cette tâche sans trop de risques personnels. Cette espérance, que je n’ose formuler explicitement, représente peut-être notre dernière chance de triompher de cette malédiction sans sacrifier l’un des nôtres.
Pour le moment, mon travail personnel sur le livre atteint ses limites. Je ne peux apporter d’aide supplémentaire pour l’étude de la seconde partie, qui demeure hermétiquement close à mes capacités linguistiques. Seul Demir peut progresser dans le déchiffrement de cette section cruciale, car elle contient vraisemblablement le mode opératoire indispensable à l’application pratique des révélations que nous venons d’acquérir.
Le savoir terrifiant que nous avons extrait de la première partie ne constitue rien sans les instructions précises contenues dans la deuxième section, infiniment plus cabalistique. Cette frustration intellectuelle, cette impossibilité de poursuivre mes recherches personnelles, éveille en moi un sentiment d’abandon que je n’avais pas anticipé.
C’est à très grand contrecœur que je confie finalement le livre maudit au professeur Demir, lui déléguant la lourde tâche d’analyser et de comprendre cette partie cruciale. Cette séparation, si temporaire soit-elle, me coûte bien plus que je ne l’aurais imaginé. L’attraction magnétique qu’exerce ce grimoire sur ma psyché rend cette privation presque physiquement douloureuse.
Mais je me rends compte également que cette progression vers des rivages encore plus sombres pourrait m’emmener au-delà des limites de ma résistance mentale. Une part de moi, encore lucide, reconnaît les dangers de cette quête et s’interroge sur ma capacité à préserver mon humanité si j’approfondissais davantage ces arcanes maudits.
Cette ambivalence, cette tension entre soif de connaissance et instinct de préservation, illustre parfaitement l’état de corruption dans lequel je me trouve désormais. Encore assez lucide pour percevoir les dangers, mais déjà trop affecté pour y renoncer totalement.
Le fait que je confie néanmoins le livre au professeur témoigne de la confiance absolue que j’ai en lui, mais également de ma conscience aiguë que nous nous trouvons dans une course contre la montre. Lui seul possède les compétences nécessaires pour déchiffrer cette section cruciale dans les délais impartis par l’urgence de notre situation.
Sur cette résolution aussi sage que douloureuse, nous nous séparons pour la nuit. Demir reprendra ce travail périlleux tôt demain matin, après avoir pris le repos indispensable à la préservation de ses facultés. Quant à moi, je gagne mes appartements avec cette lassitude particulière que procurent les efforts intellectuels excessifs, conscient que le sommeil ne m’apportera qu’un répit temporaire face aux défis qui nous attendent.
Dimanche 19 novembre 1893, première heure – Visite au Club des Moustaches
L’aube stambouliote me trouve déjà en route vers le Club des Moustaches, cette oasis de raffinement occidental au cœur de la métropole ottomane. Le besoin urgent de me documenter sur les subtilités politiques locales avant mon audience avec le Sultan motive cette visite matinale, mais je dois confesser qu’une motivation plus personnelle guide également mes pas.
Car l’établissement somptueux qui m’accueille avec tous les égards dus à un membre de notre confrérie internationale représente bien plus qu’une simple source d’informations. Dans ces salons feutrés, où l’art de la conversation française se mêle harmonieusement aux raffinements de l’hospitalité orientale, je retrouve cette sérénité que les événements récents ont cruellement ébranlée.
Je me sens immédiatement bien dans cette atmosphère apaisée, calme et sereine, qui contraste si vivement avec les tensions qui électrisent notre séjour stambouliote. Cette paix, si provisoire soit-elle, constitue un baume précieux pour une âme tourmentée par trop de révélations terrifiantes et d’épreuves psychologiques.
Les membres locaux de notre Club, gentilshommes français établis dans l’Empire ottoman pour des raisons diverses, se révèlent des sources d’information d’une richesse inestimable. Leurs connaissances, acquises au fil d’années de résidence dans cette ville fascinante, éclairent d’un jour nouveau les réalités politiques et sociales que je dois appréhender pour réussir mon entretien avec le Sultan.
J’y apprends ainsi des détails passionnants sur la personnalité du souverain ottoman, notamment sa passion remarquable pour les innovations technologiques de notre époque. L’Orient Express, dont nous venons tout juste de descendre, les appareils photographiques qui révolutionnent l’art du portrait, et même les premières automobiles qui commencent à circuler dans les capitales européennes – tout cela fascine Abdul Hamid II avec l’enthousiasme d’un véritable amateur de modernité.
Ces informations, qui complètent parfaitement celles fournies par le professeur Demir, me brossent un portrait très réaliste de la Turquie contemporaine et de ses dirigeants. Il en ressort que l’Empire ottoman, conscient de son retard technologique et militaire, se rapproche progressivement de l’Allemagne par la force des choses, cherchant dans cette alliance les moyens de moderniser son armement et ses infrastructures.
Cette orientation géopolitique, lourde de conséquences pour l’équilibre européen, éclaire d’un jour particulier les enjeux de mon audience à venir. Le Sultan, pris entre les pressions contradictoires des grandes puissances, pourrait effectivement voir dans une tribune française l’opportunité d’exprimer ses positions sans les filtres déformants de la diplomatie traditionnelle.
Armé de ces connaissances précieuses, je regagne la résidence Demir avec le sentiment d’avoir optimisé mes chances de succès lors de cette rencontre cruciale. L’information recueillie au Club valide et complète parfaitement celle fournie par notre érudit hôte, me donnant la certitude de disposer de tous les éléments nécessaires pour mener à bien cette entrevue diplomatique.
Cette préparation minutieuse, conjuguée à l’atmosphère apaisante du Club, me redonne cette confiance en moi que les révélations terrifiantes du livre maudit avaient quelque peu ébranlée. Car si je dois affronter les horreurs cosmiques dans ma quête principale, il me reste au moins la satisfaction de maîtriser les subtilités bien humaines de la politique et de la diplomatie.