Journal de bord de Patrice Beaumain (9) : Première soirée à bord de l’Orient Express

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Le luxe opulent de l’Orient Express contraste singulièrement avec la nature sordide de nos préoccupations. Tandis que le train poursuit sa course à travers les campagnes françaises, je me suis retiré dans notre compartiment pour approfondir mes recherches sur le Fez Rouge Sang. La proximité de l’artefact, sécurisé dans sa boîte à chapeau posée sur la banquette opposée, semble intensifier ma concentration d’une manière que je ne peux qualifier que d’anormale. Mes doigts tournent les pages jaunies des manuscrits anciens avec une fébrilité croissante, mon esprit s’immergeant dans les méandres d’un savoir interdit qui menace à chaque instant de submerger ma raison.

L’Apocryphe du Fez est devenu pour moi bien plus qu’un simple objet d’étude académique. Je me surprends à contempler la boîte renfermant l’artefact maudit entre deux paragraphes, comme si une force invisible tissait un lien entre ma conscience et cette relique impie. Est-ce là le début de cette influence malveillante dont nous avons été témoins à Londres ? Cette pensée m’effraie, mais pas suffisamment pour m’arracher à mes lectures. Au contraire, chaque mise en garde découverte dans ces textes anciens ne fait qu’aiguiser ma curiosité, transformant progressivement mon intérêt journalistique en une obsession dévorante.

Au milieu de notes et d’annotations cryptiques, mon regard s’arrête soudain sur un passage qui me fait frissonner jusqu’à la moelle. Une formule incantatoire, transcrite dans une calligraphie anguleuse qui semble vibrer sur la page, comme animée d’une vie propre. Les mots, en turc ancien, s’adressent à une entité dont le nom seul suffit à glacer mon sang : “Yog-Sottoth – le tout en un et un en tout.” Ce nom résonne en moi avec une familiarité troublante, éveillant des souvenirs enfouis dans les tréfonds de ma mémoire.

Je me redresse brusquement, renversant presque mon encrier. Bien sûr ! Comment ai-je pu l’oublier ? Cette déité innommable était mentionnée dans le journal de mon ancêtre, le soldat Beaumain ! Au milieu des descriptions fiévreuses des événements de la Révolution française, mon aïeul avait consigné des allusions à cette entité cosmique, la désignant comme une force primordiale impliquée dans les bouleversements qui secouaient alors la France. Un détail infime, perdu dans l’océan d’informations contenues dans ses écrits, mais qui prend aujourd’hui une signification nouvelle et terrifiante.

Cette coïncidence – si tant est qu’on puisse parler de coïncidence en pareilles circonstances – m’ébranle profondément. Je contemple les pages éparpillées devant moi, mon esprit assemblant les pièces d’un puzzle dont je commence à peine à discerner les contours. Est-il possible que ma présence ici, à bord de ce train somptueux, transportant cette relique maudite vers Constantinople, ne soit pas le fruit du hasard ? Les fils de la destinée semblent s’entrelacer avec une précision qui défie toute explication rationnelle. Mon ancêtre confronté à cette même entité lors de la Révolution, et moi, son descendant, me retrouvant sur la piste de ce même nom, un siècle plus tard…

Et ce n’est pas le seul fil qui se tisse dans cette tapisserie macabre. Un autre nom surgit du journal de mon ancêtre, ravivé par ma découverte : Hugel. Ce patronyme, qui m’avait à peine marqué lors de ma première lecture des archives familiales, prend aujourd’hui une résonance particulière. Églantine Hugel… Serait-il possible que cette femme extraordinaire, dont l’intelligence et la sensibilité m’ont d’emblée impressionné, soit liée d’une manière ou d’une autre aux événements relatés par mon ancêtre ?

Je ne peux nier l’attrait que j’éprouve pour Églantine. Sa beauté éthérée, son esprit vif et cette connexion singulière qu’elle semble entretenir avec l’invisible… tout en elle m’intrigue et me fascine. Mais au-delà de ces sentiments personnels, je ne peux m’empêcher de voir dans la présence d’une Hugel à mes côtés un nouveau signe de ce dessin cosmique qui semble se déployer autour de nous. Les fils de la destinée s’entrelacent-ils à ce point ?

Le bruit de la porte du compartiment qui s’ouvre interrompt brutalement le cours de mes réflexions. Alfred pénètre dans notre espace confiné, son visage trahissant une fatigue évidente après les émotions des dernières heures. Il me salue d’un hochement de tête, mais je suis horrifié par ma propre réaction à cette intrusion pourtant parfaitement légitime. Une vague d’irritation irrationnelle me submerge, et je dois me faire violence pour ne pas l’accueillir avec une rebuffade acerbe.

“Vous travaillez encore sur ces textes, Patrice ?” s’enquiert-il poliment, s’installant sur sa banquette avec précaution, comme s’il craignait de déranger l’ordre précaire de mes documents.

“En effet,” réponds-je, surpris par la sécheresse de ma propre voix. Je m’éclaircis la gorge, tentant de maîtriser cette humeur maussade qui ne me ressemble guère. “Des découvertes fascinantes, je dois dire. Pardonnez mon manque d’enthousiasme, la fatigue, vous comprenez…”

Mais je sais parfaitement que ce n’est pas la fatigue qui me rend ainsi discourtois. C’est la présence du Fez, dont l’influence corruptrice semble s’immiscer dans les moindres recoins de mon esprit, transformant mon caractère habituellement affable en celui d’un misanthrope irascible. Cette prise de conscience m’horrifie plus encore que ma découverte précédente. Si moi, qui me targue d’une certaine force de caractère, succombe si rapidement à cette influence pernicieuse, qu’en sera-t-il après des jours passés en compagnie de cette relique ?

Je prends une profonde inspiration, rassemblant les lambeaux de ma volonté. “Les autres ne sont pas avec vous ?” demandé-je, m’efforçant d’adopter un ton plus cordial.

“Ils nous attendent dans leur compartiment,” répond Alfred, manifestement soulagé par ce changement d’attitude. “Une soirée des plus intéressantes, je dois dire.”

Je rassemble mes documents à contrecœur, glissant discrètement la page contenant l’incantation dans la poche intérieure de ma veste. L’idée de quitter le confort relatif de notre compartiment pour me mêler à la société mondaine du train ne m’enchante guère, mais je perçois la nécessité de me tenir informé des développements qui ont pu survenir en mon absence.

Le compartiment qu’occupent Robie, Eugène et Hervé n’est guère différent du nôtre en dimensions, mais la présence de trois hommes plutôt que deux y rendent l’atmosphère sensiblement plus confinée. Les banquettes de velours bleu nuit semblent rétrécies par leurs silhouettes, et l’air y est imprégné d’un mélange de tabac fin et d’eau de Cologne. Une lampe à abat-jour diffuse une lumière tamisée qui projette des ombres démesurées sur les boiseries d’acajou.

Nos compagnons nous accueillent avec un empressement qui trahit leur agitation intérieure. Robie, dont la carrure massive paraît particulièrement imposante dans cet espace restreint, m’adresse un signe discret lorsque j’approche, le Fez soigneusement dissimulé dans son carton que je serre contre moi comme s’il s’agissait d’un trésor précieux — ou d’une bombe à retardement.

“Ah, Patrice ! Vous nous rejoignez enfin,” s’exclame Eugène, dont les traits habituellement composés trahissent une agitation inhabituelle. “Quelle soirée ! Un véritable vaudeville, je vous l’assure.”

Je m’installe tandis que le récit de leurs aventures nocturnes se déverse comme un torrent. Une histoire de Russes fortunés, de parties de poker endiablées, de vodka coulant à flots, de dames aux mœurs légères et de maris cocus – le genre d’intrigues mondaines qui semblent inévitables dans ce microcosme de luxe qu’est l’Orient Express. Mais sous cette apparente frivolité, je perçois une tension sourde, particulièrement perceptible dans l’attitude d’Eugène.

“Ce n’est pas tout,” poursuit-il, baissant la voix et se penchant vers nous dans l’espace exigu. “Lors de notre premier arrêt, alors que nous nous dégourdissions les jambes sur le quai avec Hervé, Robie et Alfred, nous avons assisté à une scène des plus troublantes.”

Mon attention, qui vagabondait quelque peu, se focalise immédiatement. Eugène poursuit, son regard brillant d’une excitation mêlée d’appréhension :

“Burnham, ce maudit journaliste, était là, attendant visiblement quelqu’un. Et devinez qui est arrivé ? Une délégation turque en tenue traditionnelle complète, tous coiffés de fez écarlates. Burnham les a accueillis comme de vieux amis avant de les faire monter à bord.”

“Menkaph était parmi eux ?” aventuré-je, sentant un frisson désagréable parcourir mon échine.

“Précisément,” confirme Eugène. “Il menait cette procession comme un sultan. Ils sont tous montés à bord, Patrice. Une véritable procession écarlate au milieu des costumes occidentaux.”

Cette révélation me frappe avec la force d’un coup physique. Menkaph, cet être que nous ne connaissons qu’à travers les récits de Smith et les écrits fragmentaires que nous avons consultés, se trouve dans ce même train. L’antagoniste de notre périple, l’homme qui cherche à s’emparer du Fez Rouge Sang et, peut-être, à libérer les puissances innommables qui lui sont associées, voyage avec nous à travers l’Europe.

“Décrivez-le,” exigé-je, sortant machinalement mon carnet pour noter ces informations cruciales.

Hervé intervient alors, sa voix posée contrastant avec l’excitation d’Eugène : “Grand, élancé, la cinquantaine peut-être. Une prestance indéniable. Sa tenue traditionnelle turque est d’une qualité exceptionnelle, ornée de broderies complexes qui trahissent un statut élevé. Mais même sans ces atours, son maintien seul suffirait à imposer le respect.”

“Il n’est pas seul,” ajoute Eugène, s’animant de nouveau. “Il y a ce jeune homme, maladif à l’extrême. Pâle comme la mort, maigre à faire peur. Il peut à peine tenir debout sans assistance.”

Je note fébrilement ces détails, mon esprit établissant immédiatement un parallèle avec la description de Matthew Pook avant sa transformation horrifique. “Et qui l’assiste ?” demandé-je, pressentant déjà la réponse.

“Une femme,” confirme Robie, qui était resté silencieux jusqu’alors. “Une beauté orientale à couper le souffle, mais empreinte d’une tristesse… comment dire… presque palpable. Ses yeux, Patrice… Ils semblaient avoir contemplé des abîmes que nul être humain ne devrait explorer.”

Cette description éveille en moi un malaise inexplicable. Cette mélancolie profonde dont parle Robie, cette beauté marquée par une souffrance indicible… tout cela évoque les victimes d’un savoir interdit, de ceux qui ont entrevu les vérités cosmiques cachées au commun des mortels et en ont été irrémédiablement transformés.

La fatigue commence à peser sur mes paupières, et je ne peux réprimer un bâillement. La journée a été longue, et les découvertes de ce soir n’ont fait qu’accroître ma lassitude mentale. Je m’apprête à suggérer que nous regagnions nos compartiments respectifs lorsque le visage d’Églantine, jusqu’alors attentive mais silencieuse, se transforme brusquement. Ses traits délicats se figent dans une expression d’horreur contenue, ses yeux gris-vert s’écarquillant comme si elle contemplait quelque vision invisible aux autres convives.

“Des forces sombres sont à l’œuvre,” murmure-t-elle d’une voix à peine audible, ses doigts se crispant sur la nappe immaculée. “Je les sens… Elles s’agitent dans les ténèbres, attendant leur heure.”

Un silence pesant s’abat sur notre petit groupe. Le contraste entre l’espace confiné de ce compartiment et la dimension cosmique des paroles sinistres d’Églantine crée une dissonance presque douloureuse. Autour de nous, le train poursuit sa course à travers la nuit européenne, ses autres occupants probablement plongés dans des conversations insouciantes, inconscients du drame métaphysique qui se joue dans cette modeste cabine.

“Nous ne sommes pas étrangers à leurs desseins,” poursuit-elle, sa voix prenant une inflexion presque prophétique. “Ils nous connaissent, ils nous observent. Nous sommes en danger.”

La conviction absolue qui imprègne ses paroles nous saisit collectivement aux entrailles. Ce n’est pas là le délire d’une imagination surexcitée, mais la déclaration solennelle d’une femme dotée d’une sensibilité que je ne peux qu’envier – et craindre.

Eugène, dont le scepticisme habituel semble momentanément suspendu, plonge la main dans la poche de son gilet et en extrait un objet que je reconnais immédiatement : un pendule divinatoire, suspendu à une chaînette en argent terni. Sans un mot, il le tient au-dessus de la table, son regard intense fixé sur la petite masse métallique qui commence à osciller de manière de plus en plus marquée.

“Les fluides ne mentent pas,” déclare-t-il avec une assurance qui me surprend chez cet homme habituellement si prompt à la dérision. “Un drame se joue dans l’ombre. À l’arrière du train…”

Je sens ma gorge se nouer devant cette concordance troublante entre la vision d’Églantine et les révélations du pendule d’Eugène. Ma formation de journaliste, mon attachement au rationalisme, tout en moi voudrait rejeter ces pratiques comme de simples superstitions. Et pourtant, après ce que nous avons vu à Londres, après les horreurs dont nous avons été témoins, comment pourrais-je encore me réfugier derrière le confortable paravent du scepticisme ?

Une décision s’impose d’elle-même. “Nous devons investiguer,” déclaré-je, surpris par ma propre résolution. “Mais le Fez ne doit pas rester sans surveillance.”

Nous nous organisons rapidement. Je resterai avec Églantine et Alfred pour veiller sur l’artefact, tandis que Robie, Eugène et Hervé iront explorer l’arrière du train, là où les “fluides” indiquent qu’un événement inquiétant se prépare. Je ne peux m’empêcher de songer à leur précédente exploration, qui s’était soldée par une intervention des autorités londoniennes. L’idée que l’histoire puisse se répéter, cette fois dans l’espace confiné du train, m’emplit d’appréhension.

Nous regagnons notre compartiment, l’inquiétude nous accompagnant comme une présence tangible. La boîte à chapeau contenant le Fez repose exactement où nous l’avions laissée, sur la banquette près de la fenêtre. Sa présence, bien que dissimulée sous ces apparences anodines, semble emplir l’espace confiné d’une aura malveillante.

Nos trois compagnons nous quittent après quelques recommandations de prudence, nous laissant seuls avec l’artefact maudit. Un silence pesant s’installe, troublé uniquement par le cliquetis régulier des roues sur les rails et le souffle léger d’Églantine, dont la respiration semble s’être accélérée imperceptiblement.

Le temps s’étire comme une substance visqueuse, chaque minute semblant durer une éternité. Mes pensées vagabondent vers nos compagnons, imaginant leur progression prudente à travers les wagons. Ont-ils déjà rencontré Menkaph? Ou pire encore, ont-ils croisé la route de quelque manifestation surnaturelle liée au Fez ?

La suite des événements prit une tournure si terrifiante que, n’eût été ma propre survie pour en témoigner, j’aurais peine à y croire moi-même. Ce que je vais relater s’est partiellement déroulé hors de ma présence, reconstitué à partir des récits fragmentaires de mes compagnons une fois la crise passée.

Robie, Eugène et Hervé progressaient prudemment vers l’arrière du train, traversant successivement les deux voitures-lits où le silence n’était troublé que par quelques ronflements étouffés. C’est dans le dernier wagon qu’ils perçurent les premiers sons étranges. Des bruits étouffés, difficiles à identifier dans le vacarme métallique du train en mouvement.

En s’approchant et en tendant l’oreille, ils réalisèrent avec un mélange d’embarras et d’amusement qu’il ne s’agissait que des manifestations sonores d’une liaison charnelle particulièrement enthousiaste. Eugène, reconnaissant la voix féminine, ne put s’empêcher de jubiler : ses soupçons concernant l’infidélité de la comtesse russe se trouvaient ainsi confirmés.

Mais leur soulagement fut de courte durée. En poursuivant leur exploration, ils ressentirent un changement atmosphérique aussi brutal qu’inexplicable. Une vague de froid intense, émanant du plancher même du wagon, les enveloppa soudainement. Ce n’était pas le froid naturel d’une nuit d’automne, mais une morsure glaciale qui semblait s’attaquer directement à l’âme, enserrant leurs cœurs dans un étau de glace métaphysique.

D’autres sons leur parvinrent alors, remplaçant les soupirs passionnés entendus plus tôt : des pleurs féminins empreints d’une détresse absolue, accompagnés des gémissements douloureux d’un homme. Et puis, manifestation visuelle de cette horreur acoustique, une lueur verdâtre commença à suinter du sol, comme si quelque substance phosphorescente s’infiltrait entre les lattes du plancher.

Cette luminescence malsaine se condensa progressivement, prenant une consistance quasi matérielle, s’élevant en une colonne tortueuse qui évoquait une silhouette vaguement humanoïde. Robie, dans un réflexe désespéré, hurla “Au feu !” – mais son cri d’alarme sembla absorbé par l’atmosphère oppressante, n’éveillant aucune réaction dans le reste du train.

Eugène, confronté à cette manifestation qui défiait toute explication rationnelle, fut le premier à céder à la terreur. Abandonnant toute prétention à la bravoure, il prit la fuite, son précieux pendule serré dans son poing. Hervé, dont le rationalisme constituait jusqu’alors un rempart contre l’irrationnel, recula lentement face à l’apparition, avant que son instinct de conservation ne l’emporte également sur sa curiosité intellectuelle. Seul Robie demeura un instant de plus, pétrifié par la vision de cette entité qui se matérialisait devant lui – une silhouette d’une noirceur absolue, comme un fragment de néant revêtant une forme démoniaque.

Pendant que se déroulait ce drame à l’autre extrémité du train, notre propre situation connut une détérioration tout aussi alarmante. Églantine, dont les facultés extrasensorielles semblaient s’être considérablement aiguisées depuis notre départ, poussa soudain un cri déchirant :

“Nos amis sont en danger !”

Son visage, habituellement d’une sérénité contemplative, s’était transformé en un masque de terreur pure. Alfred, réagissant avec une promptitude que je ne lui connaissais pas, se précipita hors du compartiment pour aller vérifier ce qui se passait, me laissant seul avec Églantine et le Fez.

À peine eut-il refermé la porte derrière lui que je ressentis ce même froid glacial décrit plus tard par nos compagnons. Une vague de terreur irrationnelle me submergea tandis que la température de notre compartiment chutait de manière dramatique, notre souffle se condensant en nuages de vapeur devant nos visages blêmis.

Puis, manifestation visuelle de notre pire cauchemar, la boîte à chapeau contenant le Fez commença à vibrer imperceptiblement. Je me précipitai vers elle, tentant désespérément de maintenir le couvercle fermé, mais mes efforts semblaient dérisoires face à la force qui cherchait à s’en échapper. Une lueur d’un noir impossible – car comment la noirceur peut-elle luire ? – commença à filtrer par les interstices de la boîte, comme si l’obscurité elle-même prenait substance.

Cette émanation ténébreuse s’intensifia malgré mes efforts frénétiques, se répandant dans notre compartiment tel un liquide visqueux, absorbant toute lumière sur son passage. La terreur me paralysait, mes jambes tremblantes menaçant de céder sous mon poids. Cette manifestation prenait progressivement forme, évoquant une silhouette aux grandes ailes membraneuses et aux griffes démesurées – une entité du néant, un suppôt de l’ombre dont les yeux rougeoyants luisaient comme des braises dans un visage d’une noirceur absolue.

Je compris alors avec une clarté terrifiante que nous étions confrontés à quelque serviteur des puissances cosmiques évoquées dans les textes anciens – peut-être un émissaire de Yog-Sottoth lui-même, convoqué par la présence du Fez dans notre dimension. Cette réalisation, loin de me rassurer, ne fit qu’accentuer ma terreur.

Églantine, face à cette horreur innommable, commença à réciter une prière avec une ferveur qui trahissait sa conviction profonde que nous nous trouvions au seuil de l’anéantissement. Sa voix, tremblante mais déterminée, formait un contrepoint presque surréaliste au silence surnaturel qui avait envahi notre compartiment – car même le bruit du train semblait avoir été englouti par la présence de l’entité.

Ce fut sa foi inébranlable qui me ramena à la raison. Dans un éclair de lucidité, je me souvins de l’incantation découverte plus tôt dans mes recherches. Sans réfléchir aux conséquences potentielles – car quelle conséquence pourrait être pire que l’annihilation qui semblait nous attendre ? – je plongeai ma main dans la poche intérieure de ma veste, en extrayant la page contenant la formule rituelle.

D’une voix que je m’efforçai de rendre aussi ferme et autoritaire que possible, je déclamai solennellement :

“A’oudhoubillahi min ashaytanirrajim, Yog-Sottoth arrahmaani arrahiim.”

Les syllabes étrangères semblaient brûler ma gorge tandis que je les prononçais, comme si chaque mot drainait une partie de ma force vitale. Une fatigue écrasante m’envahit instantanément, comme si j’avais couru un marathon. Était-ce l’effet de l’incantation, qui puisait directement dans mon essence pour alimenter son pouvoir ? Ou simplement la conséquence physiologique de la terreur extrême que je venais d’éprouver ?

Je ne le saurai jamais avec certitude, mais quelque chose produisit un effet sur l’entité. Était-ce mon incantation hasardeuse ? La prière fervente d’Églantine ? La combinaison des deux invocations si différentes ? Ou peut-être une tout autre force invisible que nous n’avions pas même soupçonnée ? Le mystère reste entier. L’ombre aux grandes ailes commença d’abord à refluer lentement, comme hésitante, puis soudainement, sans transition aucune, disparut entièrement, comme aspirée par une force invisible vers la boîte à chapeau. Ses contours, auparavant d’une netteté effrayante, devinrent progressivement flous, sa substance semblant se dissoudre dans l’air ambiant. Puis, dans un dernier sursaut qui ressemblait presque à un cri silencieux de frustration, elle disparut entièrement, engloutie à nouveau par le Fez dont elle avait émergé.

La normalité revint si brutalement dans notre compartiment que je doutai un instant de la réalité de ce que nous venions de vivre. La température remonta instantanément, la lumière des appliques retrouva son intensité habituelle, et même le bruit rassurant des roues sur les rails redevint perceptible. Seuls nos visages livides et nos respirations encore haletantes témoignaient du cauchemar que nous avions traversé.

“C’est fini,” murmura Églantine, ses yeux cherchant les miens avec une intensité qui me troubla malgré les circonstances. “Votre incantation… Elle a fonctionné.”

Je hochai faiblement la tête, incapable d’articuler une réponse cohérente. L’épuisement qui m’avait submergé après avoir prononcé la formule rituelle ne s’était pas dissipé ; au contraire, il semblait s’intensifier à chaque seconde qui passait.

La suite des événements prit une tournure confuse, fragmentée par mon état de fatigue extrême et par le chaos qui ne tarda pas à envahir le train. Eugène, dans un état proche de l’hystérie après sa rencontre avec l’entité de l’arrière du train, avait apparemment décidé de confronter directement Menkaph, qu’il tenait pour responsable de ces manifestations surnaturelles.

Leur altercation, survenue dans le couloir du deuxième wagon-lit, tourna rapidement à l’avantage du mystérieux personnage oriental. Menkaph, faisant preuve d’une force et d’une agilité qui dépassaient largement celles d’un homme ordinaire, maîtrisa Eugène sans effort apparent, le maintenant immobilisé dans une prise qui semblait à la fois élémentaire et inextricable.

Le personnel du train, alerté par le tumulte, arriva promptement sur les lieux. Naturellement, ils prirent fait et cause pour Menkaph, dont l’apparence distinguée et le calme face à l’agitation d’Eugène plaidaient en sa faveur. Notre ami fut accusé d’agression caractérisée contre un passager respectable – sa tentative d’écraser une bouteille de vodka sur le crâne de Menkaph ayant été heureusement interrompue avant qu’il ne parvienne à ses fins. Une situation qui menaçait de dégénérer en incident diplomatique des plus graves, compte tenu du statut officiel de la délégation turque et de la violence manifeste du geste.

Puisant dans mes dernières réserves d’énergie, je me joignis à Églantine pour désamorcer la situation. Tandis qu’elle usait de son charme naturel pour apaiser le chef de train visiblement excédé, je m’employai à raisonner Eugène, dont l’état d’agitation ne faisait qu’empirer sa position déjà précaire.

“Pensez à notre mission,” lui murmurai-je à l’oreille, saisissant fermement son bras pour l’empêcher de commettre quelque nouvelle imprudence. “Nous ne pouvons-nous permettre d’attirer l’attention. Pas maintenant, pas ici.”

Il me fallut déployer des trésors de persuasion pour le convaincre de présenter des excuses à Menkaph – exercice particulièrement pénible pour un homme de son tempérament. Mais face à la menace d’être débarqué à la prochaine gare, voire livré aux autorités locales, il finit par céder, marmonnant quelques mots de regret manifestement pas très sincères.

Menkaph accepta ces excuses avec une magnanimité calculée, son regard impénétrable croisant brièvement le mien alors qu’il inclinait gracieusement la tête. Dans ces yeux d’obsidienne, je crus discerner une lueur de reconnaissance – non pas envers Eugène pour ses excuses forcées, mais envers moi, comme s’il m’identifiait comme le véritable adversaire dans ce jeu d’échecs cosmique auquel nous participions sans en connaître toutes les règles.

Une fois la crise immédiate surmontée, nous nous réunîmes dans notre compartiment pour un conciliabule urgent. Malgré ma fatigue écrasante, je tentai d’expliquer à mes compagnons la nature de l’incantation qui avait apparemment repoussé l’entité émanant du Fez. Mais les mots me manquaient pour décrire adéquatement cette expérience, et je me retrouvai à bégayer des explications confuses qui ne semblaient satisfaire personne, pas même moi.

Tandis que mes compagnons échangeaient leurs impressions sur les événements de la soirée, mon esprit analytique de journaliste s’efforçait d’assembler les pièces de ce puzzle macabre. Une théorie commençait à prendre forme dans mon esprit – terrifiante mais cohérente. Le jeune homme maladif accompagnant Menkaph pourrait lui aussi porter un Fez, expliquant ainsi la présence de deux manifestations distinctes. Cette hypothèse expliquerait également l’état de faiblesse extrême du malheureux, consumé par l’influence malveillante de l’artefact.

Je partageai ces réflexions avec mes compagnons, ce qui suscita d’autres questions, toutes restant sans réponses satisfaisantes. Le livre intitulé “Les Murmures du Fez” contenait-il la clé pour comprendre et peut-être neutraliser ces artefacts maudits ? Le Baron Von Hofler, que nous devions rencontrer à Vienne, pourrait-il nous fournir des informations supplémentaires ou une assistance tangible dans notre lutte contre ces forces obscures ?

Malgré l’exhaustivité de nos discussions, je gardai pour moi certaines réflexions plus personnelles. Les liens potentiels entre Églantine et les mentions du nom Hugel dans le journal de mon ancêtre, notamment, me semblaient trop intimes, trop spéculatifs pour être partagés à ce stade. De même, je ne révélai pas entièrement l’intensité de l’épuisement qui m’avait submergé après avoir prononcé l’incantation, craignant que mes compagnons n’y voient un signe de faiblesse inacceptable chez celui qu’ils commençaient à considérer comme leur guide dans cette odyssée métaphysique.

Alors que notre conciliabule se prolongeait dans la nuit, une certitude s’imposait à moi avec une clarté cristalline : cette soirée terrifiante, qui avait vu le véritable visage de nos ennemis se révéler, marquait indéniablement un tournant dans notre aventure. Les forces cosmiques que nous avions jusqu’alors perçues de manière abstraite, à travers des textes anciens et des récits de seconde main, venaient de manifester leur présence de façon indéniable.

Notre innocence relative avait été irrémédiablement perdue. Désormais, nous étions pleinement engagés dans une lutte dont les enjeux dépassaient largement nos existences individuelles – un conflit dont l’issue déterminerait peut-être le destin même de l’humanité face à des entités dont l’existence précédait la nôtre et lui survivrait probablement.

Cette pensée, aussi écrasante fût-elle, s’estompa progressivement dans les brumes de la fatigue qui m’envahissait. Mes paupières devenaient de plus en plus lourdes, ma conscience s’érodant aux frontières du sommeil. La dernière image qui s’imprima sur ma rétine avant que je ne sombre dans l’inconscience fut celle du visage d’Églantine, ses yeux gris-vert brillant d’une détermination tranquille qui, dans ces circonstances désespérées, me parut être le seul phare d’espoir auquel je pusse encore m’accrocher.