Le journal de bord de Patrice Beaumain (8) : l’Orient-Express …

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L’établissement où ce goujat d’inspecteur Marlow a conduit Églantine se révèle être un simulacre de restaurant respectable – une façade tout juste suffisante pour dissimuler la médiocrité de sa clientèle habituelle. Installé à une table stratégiquement choisie pour me permettre d’observer leur échange sans attirer l’attention, je sens une rage sourde monter en moi par vagues successives.

Rien que d’apercevoir ce représentant de l’ordre britannique face à Églantine déclenche en moi un sentiment proche de la nausée. Comment ce gros porc d’Anglais, dont chaque regard suinte une concupiscence à peine voilée, peut-il infliger sa présence à la douce et lumineuse Églantine ? Ses yeux, que je ne peux qualifier autrement que de lubriques, s’attardent sur elle avec une insistance qui me paraît insupportable. Le serveur dépose devant moi un plat qui, en d’autres circonstances, eût probablement satisfait mon appétit, mais je ne parviens qu’à le picorer distraitement, mon attention entièrement captivée par ce spectacle révoltant.

Je me sens profondément impuissant, réduit au rôle de spectateur d’une injustice que j’ai moi-même contribué à orchestrer. Mes doigts se crispent autour du couteau, et je dois faire appel à toute ma discipline pour ne pas intervenir. Je ronge mon frein en silence, conscient que le moindre faux pas pourrait compromettre la libération d’Eugène et d’Hervé. Les cinquante livres de Robie – somme considérable – reposent entre les mains de ce fonctionnaire vénal, et nous ne pouvons-nous permettre de tout gâcher par un emportement intempestif, aussi justifié soit-il.

À travers la fumée bleuâtre qui stagne sous les lampes à gaz, j’observe les traits d’Églantine. Son visage, habituellement si serein, trahit une contrariété croissante qu’elle s’efforce de dissimuler derrière un sourire de circonstance. L’inspecteur Marlow, enhardi par ce qu’il interprète certainement comme des encouragements, se fait de plus en plus insistant. Ses gestes – une main qui s’aventure vers celle d’Églantine, un penchement excessif par-dessus la table – témoignent d’une familiarité que rien ne justifie.

Je me fais violence pour demeurer à ma place, rappelant à mon esprit bouillonnant que nous n’avons pas d’autre option. Cette mascarade répugnante constitue notre unique chance d’extraire nos compagnons des geôles britanniques. La pensée d’Eugène et d’Hervé, enfermés dans quelque cellule humide de Shoreditch, suffit momentanément à calmer mon indignation.

Soudain, un changement subtil dans l’atmosphère attire mon attention. L’expression de Marlow s’est transformée, passant de l’assurance conquérante à une rigidité qui trahit une blessure d’orgueil. Églantine vient manifestement de lui asséner une réplique dont la nature exacte m’échappe, mais dont l’effet est aussi immédiat que spectaculaire. Le visage de l’inspecteur s’empourpre légèrement, ses lèvres se pincent, et son regard, auparavant avide, se durcit comme l’acier.

Le retournement de situation est aussi brutal qu’inattendu. Sans même attendre le dessert, Marlow fait signe au serveur, règle l’addition avec une brusquerie ostentatoire, et se lève d’un mouvement si saccadé que sa chaise manque de basculer. Églantine se redresse avec une grâce qui contraste violemment avec la gaucherie soudaine de son compagnon.

Notre retour vers le commissariat s’effectue au pas de course, Marlow marchant devant comme s’il menait une charge militaire. Pas un mot ne franchit ses lèvres désormais scellées par l’humiliation, pas un regard ne se tourne vers Églantine. L’homme est une incarnation ambulante du ressentiment, chaque pas sur le pavé londonien résonnant comme l’expression d’une dignité blessée.

Je redoute un nouveau revirement, une vengeance mesquine qui annulerait notre accord si chèrement négocié. Le bras de la loi britannique, surtout quand il est mû par la rancœur, peut s’abattre avec une cruauté particulière sur les étrangers que nous sommes.

Pourtant, contre toute attente, Marlow tient parole. À notre arrivée au commissariat, il procède aux formalités nécessaires avec une efficacité glaciale. Les documents sont tamponnés, les registres signés, et bientôt, dans un grincement métallique évocateur, les portes s’ouvrent pour libérer Eugène et Hervé.

Nos amis émergent de leur détention avec cette dignité paradoxale que certains hommes parviennent à maintenir dans les circonstances les plus dégradantes. Hervé ajuste son veston d’un geste machinal qui trahit son besoin de restaurer une apparence convenable, tandis qu’Eugène, malgré une pâleur inhabituelle, conserve cette nonchalance étudiée qui le caractérise.

Sans demander notre reste, nous quittons l’établissement, pressant le pas dans les ruelles sombres de Shoreditch comme si nous craignions qu’un ordre contradictoire ne vienne nous rattraper. Ce n’est qu’après avoir mis une distance respectable entre nous et le commissariat que nous osons échanger quelques mots – des banalités rassurantes qui masquent le soulagement intense que nous ressentons tous.

Vingt-deux heures sonnent à quelque clocher lointain lorsque nous franchissons le seuil de la demeure de Smith. Notre hôte nous accueille avec cette sollicitude discrète qui le caractérise, son regard trahissant une inquiétude qu’il s’efforce de tempérer.

“Tout s’est-il déroulé comme prévu ?” s’enquiert-il, nous guidant vers le salon où un feu réconfortant crépite dans l’âtre.

Lorsqu’il demande des détails sur l’incident ayant conduit à l’arrestation de nos compagnons, je choisis délibérément de tourner autour du pot. La vérité – cette irruption sauvage dans l’appartement d’un journaliste innocent – ternirait inutilement l’image de notre groupe et, par extension, celle de Smith lui-même.

“Un simple malentendu, cher Julius,” réponds-je avec une légèreté feinte. “Vous connaissez les Anglais et leur sensibilité particulière quant au respect de la propriété privée.”

Cette explication évasive semble satisfaire momentanément sa curiosité, ou du moins lui fait-elle comprendre que certains détails gagnent à demeurer dans l’ombre. La réputation de notre respectable hôte m’importe trop pour risquer de l’associer, même indirectement, à des actions répréhensibles.

Le professeur Smith, peut-être soulagé de pouvoir délaisser ce sujet épineux, nous expose le programme du lendemain avec cette précision méthodique qui reflète son esprit académique. Sa voix, légèrement voilée par l’émotion, traduit l’urgence de notre situation :

“Demain à l’aube, messieurs – et madame,” ajoute-t-il avec une inclinaison respectueuse vers Églantine, “nous nous rendrons à l’Agence Cook pour récupérer vos billets et vos visas. L’Orient Express part de Paris à 19h30 précises, ce qui nous laisse peu de marge. Il vous faudra rejoindre la gare Victoria au plus tôt pour attraper le premier train vers Paris.”

La course contre la montre qui nous attend ajoute une tension supplémentaire à notre entreprise déjà périlleuse. Smith nous explique le système de communication qu’il envisage durant notre périple :

“À chaque arrêt majeur de l’Orient Express, vous m’enverrez un télégramme. Je ferai de même, en adressant mes messages à la poste restante de votre destination. Ainsi, nous maintiendrons le contact sans révéler vos positions exactes à d’éventuels… curieux.”

Cette précaution, formulée avec une délicatesse toute britannique, révèle à quel point Smith prend au sérieux la menace qui plane sur notre mission. Ses dernières paroles de la soirée résonnent en moi avec une intensité particulière :

“Vous allez vivre une grande aventure dans l’Orient Express, mes amis. Une aventure qui dépasse tout ce que vous pouvez imaginer.”

Le ton presque prophétique avec lequel il prononce ces mots éveille en moi un frisson d’anticipation mêlé d’appréhension. Quelle vision Smith a-t-il de ce qui nous attend ? Quels périls non révélés préfigure-t-il sans oser les nommer explicitement ?

Avant de nous retirer dans nos chambres respectives, nous partageons un dernier verre de brandy – rituel devenu presque sacré depuis notre arrivée à Londres. La chaleur de l’alcool dénoue quelque peu la tension accumulée durant cette journée éprouvante, et je profite de cette accalmie pour rassembler et organiser mes notes concernant l’Apocryphe. La perspective du départ imminent m’impose une rigueur redoublée ; je ne peux risquer d’oublier le moindre détail qui pourrait s’avérer crucial dans notre compréhension du Fez Rouge Sang.

La nuit qui suit est, comme les précédentes, perturbée par des sensations étranges – murmures à la frontière de l’audible, ombres furtives perçues à la périphérie de ma vision. Pourtant, ces manifestations semblent atténuées, moins envahissantes qu’auparavant. Est-ce mon esprit qui s’habitue à l’influence malveillante du Fez ? Ou peut-être la robuste prison d’acier dans laquelle Smith a enfermé l’artefact parvient-elle effectivement à contenir, au moins partiellement, son rayonnement néfaste ?

15 novembre 1893 8h00

L’aube londonienne, pour une fois dégagée du brouillard légendaire qui enveloppe habituellement la ville, nous trouve alerte et déterminé. Nos bagages, préparés avec une efficacité née de l’urgence, attendent dans le hall de la demeure de Smith.

Le programme s’enchaîne exactement comme prévu. Notre visite à l’Agence Cook constitue une première révélation quant au luxe qui caractérisera notre voyage. Au lieu d’être dirigés vers les guichets ordinaires, nous sommes conduits dans un salon particulier où le velours cramoisi des fauteuils et les boiseries sombres créent une atmosphère d’opulence discrète. Des coupes de champagne nous sont servies – à cette heure matinale ! – tandis qu’un employé aux manières aussi policées que son discours nous présente solennellement nos billets, visas, et un élégant livret relié de cuir qui servira de guide pour notre périple.

La mention de notre mécène, le Baron Leopold Von Hofler, semble ouvrir toutes les portes et incliner tous les fronts. Smith, qui nous accompagne pour cette dernière étape londonienne, nous informe que le généreux aristocrate viennois nous rejoindra lors de l’escale de l’Orient Express à Vienne.

“Il subviendra à tous vos besoins à Constantinople,” précise-t-il. “Bien que vous disposiez de l’adresse du Professeur Demir, le Baron a insisté pour que vous séjourniez dans l’un des meilleurs hôtels de la ville.”

Les privilèges associés aux billets de l’Orient Express dépassent de loin mes attentes les plus optimistes. Non seulement ils nous assurent un confort sans égal durant le trajet, mais ils nous permettent également de traverser les douanes sans la moindre formalité, comme si les frontières nationales s’effaçaient devant ce symbole ultime du luxe ferroviaire européen.

Notre arrivée à Paris, en début d’après-midi, nous laisse une brève fenêtre de liberté avant le départ du train mythique. Je saisis cette occasion pour préparer une malle digne de notre expédition, rassemblant des vêtements adaptés à la double exigence de notre situation : d’une part, des tenues classiques répondant aux standards élevés de l’Orient Express ; d’autre part, des vêtements plus simples et pratiques pour notre séjour à Constantinople. J’y glisse également, presque par habitude désormais, ma tenue noire complète qui m’a si souvent servi lors d’expéditions nocturnes nécessitant discrétion et mobilité.

La conciergerie de l’Orient Express, dont l’efficacité n’a d’égale que la discrétion, se charge d’acheminer cette malle directement à bord, me libérant de toute préoccupation logistique. Ce service, impensable pour un voyageur ordinaire, illustre parfaitement l’univers privilégié dans lequel nous évoluons désormais.

Je profite de ces heures parisiennes pour effectuer une visite éclair à mes rédactions habituelles. La perspective d’articles sur l’Orient Express et Constantinople suscite un enthousiasme immédiat chez mes éditeurs, trop heureux d’offrir à leurs lecteurs un aperçu de ce voyage légendaire et de cette ville mystérieuse où Orient et Occident s’entremêlent depuis des millénaires.

Un dernier détour par le Club des Moustaches parisien s’impose. J’y annonce officiellement mon périple et sollicite un message à l’attention de l’antenne stambouliote, espérant qu’un réseau local pourrait nous offrir un soutien précieux dans cette ville inconnue. Après nos expériences londoniennes, je mesure plus que jamais la valeur d’alliés fiables en terrain étranger.

Sous la voûte métallique de la Gare de l’Est, l’Orient Express nous attendait comme une bête majestueuse tapie dans l’ombre, son corps d’acier et de bois précieux luisant sous la lumière ambrée des réverbères à gaz. Il était là, ce monstre mythique dévorant les distances entre l’Occident et l’Orient, cette créature de légende qui franchissait les frontières comme d’autres traversent un ruisseau. Dix-neuf heures approchaient, et dans l’air flottait déjà l’électricité particulière qui précède les grands départs.

La foule qui se pressait sur le quai n’était pas celle des trains ordinaires. Point de ces voyageurs anonymes aux vêtements défraîchis, point de ces familles nombreuses chargées de paquets ficelés à la hâte. Non. Ici évoluait une faune particulière : hommes en hauts-de-forme et redingotes impeccables, femmes aux toilettes extravagantes, domestiques affairés autour de malles en cuir marquées d’initiales dorées. Un ballet silencieux d’aristocrates et de bourgeois fortunés qui se mouvaient avec cette assurance tranquille que confère l’habitude du privilège.

Mais ce qui surprenait le plus n’était pas tant cette clientèle triée sur le volet que la mise en scène orchestrée pour son accueil. À notre arrivée sur le quai numéro sept, un véritable comité nous attendait, déployé avec une magnificence qui frôlait l’indécence. Un orchestre de chambre – quatre violons, un violoncelle et une harpe – exécutait un répertoire choisi, les notes de Chopin s’élevant avec une délicatesse presque irréelle au milieu des sifflements de vapeur et des annonces de départs. Comme si la musique elle-même cherchait à nous arracher à la banalité du quotidien pour nous projeter dans un univers parallèle où le temps s’écoulerait différemment.

Des serveurs en livrée bleue et or, leurs gants blanc immaculé contrastant avec le noir profond de leurs vestes, circulaient parmi les voyageurs en portant des plateaux d’argent où brillaient des coupes de champagne. Le cristal tintait doucement, créant une musique secondaire qui se mêlait aux conversations feutrées. Sur d’autres plateaux reposaient des petits fours aux formes géométriques parfaites – rectangles de saumon fumé sur blinis, minuscules choux à la crème, tartelettes aux fruits confits – autant de promesses gustatives qui préfiguraient les délices culinaires du voyage à venir.

Pourtant, cet interlude enchanteur fut brutalement interrompu par un rappel de notre mission véritable. Alfred, dont les facultés d’observation semblaient avoir été miraculeusement aiguisées par une accalmie dans sa consommation d’opium, tira discrètement ma manche. Son visage, habituellement empreint de cette langueur caractéristique des fumeurs invétérés, affichait maintenant une acuité presque douloureuse.

“Là-bas, près du contrôle des billets,” murmura-t-il, son regard soudain alerte, ses pupilles rétrécies fixant un point dans la foule avec l’intensité d’un rapace. “C’est Burnham, le journaliste londonien.”

Je suivis la direction indiquée et aperçus effectivement la silhouette désormais familière de l’homme dont l’appartement avait été si malencontreusement visité par nos compagnons. Sa présence ici, à cet instant précis, éveilla dans les profondeurs de mon esprit des soupçons aussi instinctifs qu’irrationnels. Comme ces frissons inexplicables qui vous parcourent l’échine lorsque vous pénétrez dans une demeure que l’on dit hantée.

Le journaliste se tenait légèrement en retrait, son maintien trahissant une vigilance calculée. Ses yeux, derrière des lunettes aux montures discrètes, scrutaient l’assemblée avec cette attention particulière que développent ceux dont le métier consiste à observer sans être remarqués.

Certains membres de notre groupe, particulièrement Hervé et Robie, ne purent résister à l’impulsion d’aller “mettre un peu la pression” à cet individu dont la présence leur semblait une provocation délibérée. Je n’intervins pas, mais mon esprit analytique s’emballait déjà, tissant un réseau complexe d’hypothèses et d’interrogations qui se ramifiaient comme les veines noires d’un marbre précieux.

Cette présence ne pouvait être fortuite. Les coïncidences de cette nature n’existent pas dans le monde réel; elles appartiennent au domaine des romans bon marché. Comment un simple journaliste, dont les moyens semblaient modestes au vu de son logement à Shoreditch, pouvait-il s’offrir le luxe suprême de l’Orient Express ? Qui finançait ce voyage manifestement au-dessus de ses ressources personnelles ? Quelles informations possédait-il sur le Fez, sur notre groupe, sur notre destination ? Représentait-il une menace ou pourrait-il devenir un allié ? Et surtout, quel était son véritable objectif ?

Ces questions sans réponses tourbillonnaient dans mon esprit tandis que j’observais, du coin de l’œil, la confrontation feutrée entre mes compagnons et le journaliste. Leurs silhouettes se détachaient dans la lumière dorée de la gare comme les acteurs d’une pièce dont je ne connaissais pas encore tous les ressorts dramatiques.

Je contemplais cette scène avec un mélange d’émerveillement et de suspicion. Tant de luxe, tant d’apparat pour un simple moyen de transport, aussi prestigieux fût-il… Cela semblait presque obscène, comme si nous assistions à une cérémonie religieuse dédiée au culte de l’opulence. Et pourtant, je ne pouvais nier la fascination qu’exerçait sur moi ce spectacle extraordinaire, ni la satisfaction secrète de savoir que, grâce à la générosité intéressée du Baron Von Hofler, j’allais moi aussi participer à cette liturgie ferroviaire.

L’Orient Express lui-même éclipsait tout le reste par sa présence imposante. Les voitures, laquées d’un bleu nuit si profond qu’il semblait absorber la lumière environnante, s’étiraient le long du quai comme une promesse d’infini. Chaque wagon portait sur sa carrosserie des ornements dorés d’une complexité vertigineuse – arabesques, motifs floraux, entrelacs géométriques – qui évoquaient déjà l’esthétique orientale vers laquelle nous nous dirigions. Les fenêtres, encadrées de boiseries finement sculptées, laissaient entrevoir des intérieurs dont la somptuosité se devinait même de l’extérieur : velours cramoisi, acajou poli, cuivres étincelants.

À l’avant du convoi, la locomotive – cette bête d’acier rugissante – frémissait d’impatience, exhalant des volutes de vapeur blanche qui s’élevaient vers la verrière comme l’encens dans une cathédrale. Son imposante cheminée noire, ses pistons luisants, ses roues monumentales – tout en elle incarnait cette puissance domptée qui allait nous propulser à travers l’Europe, franchissant montagnes et fleuves avec une régularité mécanique qui tenait du prodige.

Je m’approchai lentement, effleurant du bout des doigts la carrosserie du wagon le plus proche. Le métal était froid, mais vibrait imperceptiblement, comme animé d’une vie propre. Je songeai aux milliers de kilomètres que ce train avait déjà parcourus, aux secrets qu’il avait transportés, aux destins qu’il avait façonnés. Combien d’espions, de diplomates, d’amants en fuite avaient emprunté ces mêmes voitures ? Quels documents confidentiels, quels joyaux inestimables, quelles lettres d’amour désespérées avaient traversé l’Europe dans ses compartiments feutrés ?

Les porteurs, vêtus d’uniformes d’un bleu assorti à celui des voitures, se tenaient au garde-à-vous devant chaque wagon, leur posture rigide trahissant une discipline quasi militaire. Leurs visages impassibles ne laissaient filtrer aucune émotion, comme s’ils avaient été spécialement formés pour devenir les extensions humaines de cette machine parfaite qu’était l’Orient Express.

L’un d’eux s’avança vers nous, sa démarche mesurée ne produisant qu’un bruissement à peine perceptible sur le quai. Il s’inclina légèrement, avant d’articuler d’une voix où l’accent français se teintait d’inflexions polyglotes:

“Messieurs-dames, bienvenue à bord de l’Orient Express. Puis-je voir vos billets, je vous prie ?”

Les billets que Smith avait obtenus pour nous n’étaient pas de simples morceaux de carton, mais de véritables œuvres d’art miniatures. Imprimés sur un papier dont l’épaisseur et le grain trahissaient la qualité exceptionnelle, ils arboraient en leur centre l’emblème de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits – deux lions héraldiques encadrant un blason – gravé en relief doré. Nos noms y figuraient en caractères calligraphiés à la main, comme si chaque voyageur méritait cette attention particulière, cette reconnaissance de son individualité au sein de l’expérience collective.

Le porteur examina nos précieux sésames avec révérence, puis nous invita d’un geste empreint d’une élégance étudiée à le suivre. Nous pénétrâmes dans le wagon par un marchepied recouvert de tapis rouge, comme si nous entrions non pas dans un train, mais dans le vestibule d’un palais mobile.

L’intérieur dépassait toutes mes attentes, pourtant déjà élevées par la réputation légendaire du convoi. Un couloir étroit mais impeccablement aménagé s’étirait devant nous, son plancher recouvert d’une moquette épaisse qui étouffait nos pas. Les murs, lambrissés de bois exotiques aux teintes chaudes, étaient ornés à intervalles réguliers d’appliques en bronze doré diffusant une lumière tamisée. L’air y était imprégné d’un parfum subtil – mélange de bois ciré, de cuir neuf et d’un indéfinissable arôme que je ne pus identifier mais qui semblait incarner l’essence même du luxe.

Notre guide nous conduisit jusqu’à nos compartiments respectifs, ouvrant chaque porte avec une clé dorée qu’il manipulait comme un objet précieux. Lorsque notre compartiment se révéla enfin, je dus réprimer un mouvement de surprise admirative. Cet espace que je partageais avec Alfred, bien que nécessairement restreint par les contraintes ferroviaires, avait été aménagé avec un génie qui frôlait la sorcellerie pour donner une impression d’espace et de confort absolu malgré sa destination pour deux voyageurs.

Les banquettes se faisant face, recouvertes d’un velours bleu nuit qui semblait absorber la lumière, promettaient une assise moelleuse le jour et se transformeraient en couchettes confortables la nuit venue – l’une pour Alfred, l’autre pour moi. Au-dessus, des filets de cuir finement travaillé attendaient nos bagages à main. Une petite table escamotable en acajou se déployait entre les sièges, son plateau incrusté d’un damier pour les parties d’échecs que nous pourrions disputer durant les longues heures de trajet.

La fenêtre, encadrée de rideaux assortis aux banquettes et retenus par des embrasses en passementerie dorée, offrait une vue imprenable sur l’animation du quai. Le verre, d’une qualité exceptionnelle, filtrait les sons extérieurs pour ne laisser pénétrer qu’un murmure feutré, comme si le monde réel devait rester à distance respectueuse de ce sanctuaire ambulant.

Dans un angle du compartiment, un lavabo en porcelaine fine, serti dans un meuble en bois précieux, offrait la possibilité de se rafraîchir sans quitter l’espace privé. Le robinet en cuivre doré, les serviettes monogrammées aux initiales de la compagnie, le savon parfumé dans sa coupelle en argent – chaque détail semblait avoir été pensé pour transformer une nécessité prosaïque en expérience luxueuse.

Quant à nos malles, le steward nous informa qu’elles avaient été déposées dans le wagon à bagages spécial, auquel nous ne pourrions accéder qu’accompagnés d’un membre de l’équipage. Cette séparation entre le voyageur et ses encombrantes possessions constituait peut-être le luxe suprême qu’offrait ce train légendaire : jamais le passager ne devait être confronté aux contingences matérielles du voyage ordinaire.

Alors que je m’apprêtais à m’installer, un léger coup fut frappé à ma porte. Un steward en uniforme impeccable se tenait sur le seuil, portant sur un plateau d’argent une carte de bienvenue personnalisée, accompagnée d’un verre de liqueur ambrée dans un gobelet en cristal taillé.

“Monsieur Beaumain,” murmura-t-il avec une déférence qui me mit presque mal à l’aise, “permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à bord de l’Orient Express. Si vous désirez quoi que ce soit durant votre voyage, n’hésitez pas à sonner.” Il désigna d’un geste discret un cordon de soie dissimulé près de la banquette. “Le dîner sera servi à vingt heures trente dans la voiture-restaurant. Un gong vous en avertira.”

Il s’inclina légèrement avant de disparaître aussi silencieusement qu’il était apparu, me laissant seul avec mes pensées et ce sentiment étrange d’avoir pénétré dans un monde parallèle, où chaque détail était soigneusement orchestré pour créer l’illusion d’une perfection absolue.

Par la fenêtre, j’observais les derniers préparatifs avant le départ. L’orchestre jouait maintenant une valse de Strauss, ses notes joyeuses contrastant avec la gravité de notre mission. Car sous les apparences fastueuses de ce voyage, sous le vernis de civilisation et de raffinement que représentait l’Orient Express, nous transportions une relique maudite dont la malveillance avait déjà coûté plusieurs vies.

Le Fez Rouge Sang, enfermé dans son coffret que Robie gardait jalousement, voyagerait avec nous à travers l’Europe, dans ce train qui incarnait le triomphe de la rationalité technique du XIXe siècle. Quelle ironie qu’un objet si ancien, si profondément irrationnel, si ancré dans des superstitions primitives, soit transporté par ce symbole même du progrès moderne !

Un sifflement strident déchira soudain l’air, me tirant de mes réflexions. Le chef de gare, reconnaissable à sa casquette galonnée, leva son drapeau. Dans quelques instants, l’Orient Express s’ébranlerait, nous emportant inexorablement vers l’Est, vers Constantinople, vers ce point de jonction millénaire entre deux mondes, deux civilisations, deux conceptions de l’existence.

Le train frémit légèrement, comme un organisme vivant s’éveillant d’un long sommeil. Puis, avec une lenteur majestueuse qui se transformerait bientôt en vitesse considérable, il commença à quitter la gare. Paris s’éloignait dans le crépuscule naissant, ses lumières scintillant comme autant d’étoiles terrestres.

Notre odyssée commençait véritablement, et avec elle, je le pressentais, des dangers dont la nature exacte nous échappait encore. Le Fez Rouge Sang retournait vers sa terre d’origine, et nous n’étions que ses porteurs inconscients, embarqués dans le train le plus luxueux du monde pour un voyage qui pourrait bien être le dernier.